Par Youssouf Sylla, analyste à Conakry.
La campagne politique a déjà livré ses saveurs à quelques jours de la tenue du scrutin présidentiel. Le doute n’est plus permis, car le chemin tout tracé nous mène droit vers un vote passionnel à forte charge émotionnelle. Pour preuve, les guinéens sont privés du plus petit débat croisé entre les candidats sur leurs projets de société, au profit d’invectives.
Personne ne sait en effet ce que les 12 candidats proposent comme programme pour lutter contre le chômage, restaurer le couvert végétal dans les zones affectées par l’exploitation minière, aménager la ville en mettant fin aux constructions sauvages, réguler le prix des loyers afin d’empêcher les bailleurs de se rivaliser dans la fixation des prix les plus fous, fluidifier la circulation pour une mobilité moins stressante et plus importante des personnes et de leurs biens, débarrasser les villes des déchets, source de diverses maladies, lutter contre la criminalité et l’abandon de l’école par les plus jeunes, source de mendicité précoce et de prostitution.
Personne ne sait également leurs propositions sur l’autosuffisance alimentaire, l’essor de l’artisanat local, l’assistance aux personnes âgées sans ressources, la lutte contre la prolifération de certaines maladies chroniques comme l’hypertension artérielle ou le diabète. Bref, une foule de questions intéressant directement la vie du guinéen, quel que soit son âge, son sexe, son lieu de résidence ou son ethnie, est restée sans être débattue.
Il y a aussi un silence radio sur l’orientation de notre diplomatie dans la sous région, en particulier auprès de la CEDEAO qui traverse depuis la crise malienne une profonde crise de légitimité. Aussi auprès de l’Union africaine dans la région, nos candidats n’ont pas discuté de ce qui devrait être selon eux, le leadership de cette organisation dans la lutte contre le terrorisme dans l’espace sahélo saharien dont nous sommes très proche, et du positionnement de cette organisation continentale face à certains acteurs majeurs de monde, la Chine, la Russie et la Turquie dans une moindre mesure, qui affichent des ambitions géostratégiques et économiques sans précèdent à l’égard de l’Afrique.
L’orientation de notre diplomatie au sein d’organisations internationales comme l’ONU, autour de certains défis globaux comme le changement climatique et le développement durable est restée sans débat. Ces sujets et tant d’autres auraient dû être débattus par les candidats pour permettre aux électeurs avant le jour du vote, d’évaluer leurs capacités à traiter de tels dossiers dans le sens de notre intérêt national.
Au lieu de cela, nous avons eu droit à un débat au rabais, fait d’invectives et d’attaques personnelles. Il s’agit en réalité d’une campagne à forte connotation ethnique entre ceux qu’on peut considérer aujourd’hui comme les majors de la politique en Guinée.
Jamais dans l’histoire récente de ce pays, une élection n’aura atteint un tel niveau de focalisation sur les ethnies. Les autres candidats à la même élection sont inaudibles, face à la confrontation entre ces deux majors.
Il s’agit là d’une inquiétante régression de notre démocratie. Le jeu politique est non seulement ethnicisé mais désormais assumé comme tel sans aucun complexe. Il a perdu son sens noble, qui est une confrontation d’idées et de projets de société.
Nous sommes face à un véritable recul dans la construction d’une démocratie apaisée. La passion a largement pris le dessus sur la raison et la grande majorité est emportée par une irrésistible vague d’ethnocentrisme, faute d’alternatives crédibles. Il est à craindre que la vie publique dans les prochaines années ne soit fortement marquée par le sceau de l’ethnicité. Désormais, les noms de famille comptent pour présumer de l’affiliation politique de chaque guinéen, de sa place et de ses idées. Nous sommes de plein pied dans une société de clichés, avec une racisation des personnes. Une voie extrêmement dangereuse pour la coexistence pacifique des communautés qui composent le pays.
Au regard de notre configuration politique actuelle, on devrait s’interroger sur le sort des minorités ethniques dans la vie publique et politique de la Guinée de demain ? Seraient-elles obligées de s’aligner sur les majors ethniques pour ne pas être disqualifiées de tout, ou seraient-elles tentées, à leur tour, de s’unir pour former une coalition qui pèsera par le poids de son nombre ? Personne n’est mage pour deviner la suite des événements après cette bipolarisation de la vie politique.
Il faudra probablement du temps à la partie perdante dans cette élection pour se remettre d’une campagne qui fut cauchemardesque. Et d’importants efforts à fournir par le nouveau président pour recoller les morceaux du puzzle social déconstruit, afin de convaincre la partie perdante lors du vote, de le considérer par ses actes surtout, comme le président de tous les guinéens sans distinction. Tout un défi qui attend la nouvelle équipe dirigeante.
Ce qui est sûr en revanche à l’heure qu’il est, le jeu politique dans notre pays a perdu du sens, parce qu’il se noue sur les lignes de démarcation ethnico-géographique. Regrettable image pour un pays qui mérite mieux.
La Guinée mérite une refondation de sa société politique qui fera des différences culturelles une source d’enrichissement mutuel et non un motif de divisions et d’expérimentation des stratégies autrefois véhiculées par l’apartheid.
Pour cela, le niveau des passions doit baisser dans les relations avec la politique et le niveau de la raison croître, aux dépens bien entendu des experts en manipulation ethnique. Dernière chose, la perception de l’autre qu’on croit différent de soi doit également évoluer à travers l’enseignement à tous les niveaux de nos cultures et de nos valeurs. On comprendra alors qu’on est plus proche dans notre humanité de l’autre qu’on ne le pense présentement dans notre pays.