Cet article est le complément d’une série de trois articles publiés précédemment sous le titre « Critique des théories sur les causes du sous-développement de la Guinée (parties 1, 2 et 3) », dans lesquels nous nous étions exercés à déconstruire sept théories majeures, fréquemment invoquées pour rendre compte des racines du retard de notre pays sur les plans politique, économique et social. Ces théories, comme nous avons pu l’établir dans les articles en question, présentent toutes une contradiction de nature logique ou conceptuelle qui les discrédite et cela,peu importe qu’elles imputent la responsabilité du retard de la Guinée à l’histoire, à la mauvaise gouvernance ou à l’intervention étrangère. En effet, nous avons démontré que certaines de ces théories sont incapables d’expliquer le présent par un cheminement cartésien, tandis que d’autres, plutôt que de viser les causes propres se sont attelées à identifier les conséquences qui émanent de causes potentielles à rechercher.
Dans le présent article, nous proposonsune vision originale, radicalement nouvellequi est de concevoir la question du développement de la Guinée, non pas comme une question foncièrement économique comme cela a été le cas depuis plus de soixante ans, mais comme un défi de transformation de la société guinéenne par la reconstruction des rapports entre les individus et la chose publique.
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L’inexistence de Nation comme causeprofonde du sous-développement
Tous les pays dits « développés »partagent en commun une choseéminemment essentielle : l’esprit chez les citoyens d’appartenir à une communauté dont l’intérêt collectif est supérieur à celui de chacun d’entre eux pris individuellement. Cela, de manière implicite ou explicite, consciente ou inconsciente, déterminée ou instinctive. C’est ce principe qui engage la majorité des citoyens à se définir par leur nationalité plus que par leur ethnie. Respecter les actifs collectifs (lois, Constitution) à l’échelle du pays, respecter et prioriser l’intérêt général aux intérêts particuliers.
Ce principe se trouve également être au cœur du concept de Nation. Ainsi, chez les citoyens, l’idée même de l’adhésion à une communauté dont le bénéfice collectif est supérieur aux leurs suppose de fait l’appartenance à une Nation. La Nation est donc le tuteur invisible et collectif du logiciel relationnel de tout pays prospère. C’est elle qui facilite la communication de groupe, la construction et la solidification de liens sociaux et oriente l’action de chaque citoyen dans le sens de la protection et de la défense des intérêts du pays au-delà des siens. En l’absence d’un esprit de Nation, le logiciel relationneld’une population n’intègre pas l’idée d’un collectif supérieur. Il se délite. Dès lors, la primauté du bien de l’individu sur celui de la collectivité est quasi systématique et le mépris des institutions collectives inévitable – ce qui motive les détournements publics, le vote de lois à dessein ainsi que les diverses formes d’incivismes. Voilà comment à l’échelle d’un pays, l’absence de Nation empoisonne le logiciel social, inhibant tout projet de développement.
Existe-t-il une Nation guinéenne ?
Quel est aujourd’hui le niveau de connaissance qu’à la Guinée de sa propre histoire, plus de soixante-ans après son accession à la souveraineté ? Quels efforts a-t-elle consentis au développement d’une mémoire collective à ses populations qui par la force des choses ont été rassemblées au sein d’un même territoire ? Quelles initiatives ont été prises dans l’objectif de favoriser l’appropriation par tous de cette histoire commune ? Il est malheureusement regrettable de constater que les réponses à ces interrogations ne peuvent qu’être timides et glacées, tant notre connaissance de nous-mêmes est faible. Nous manquons du premier substrat essentiel à une Nation, une mémoire commune, vivante et entretenue.
Bien avant le découpage colonial du continent, l’Afrique comptait des Nations et des États, construits au fil de la volonté des populations et des événements géo-politico-stratégiques. Les empires du Mali, du Songhaï ou du Monomotapa constituaient des formes d’États et de Nations. En effet, la colonisation et la conférence de Berlin ont profondément déstructuré ces équilibres. Elles ont introduit sur le continent de nouveaux pays et de nouveaux États en total méprisdes structures étatiques et sociétales alors existantes. Il en a résulté une multitude de territoires, définis artificiellement comme des pays, contenant des populations, administrées par des États montés de toute pièce. Le tout, sans aucune aspiration des populations vivant dans ces territoires à constituer une communauté de destin. Aux indépendances, la Guinée, à l’image de tous les autres pays africains, n’était donc qu’un territoire rassemblant des populations d’une grande diversité culturelle dont aucune n’avait souscrit à la volonté de former avec les autres une Nation, au seul motif que des frontières ont été tracées, des lois écrites, et des dirigeants désignés.
Aujourd’hui encore, les conséquences de la non-souscription au projet national sont visibles. Dans la plupart des régions de notre pays, les citoyens continuent de se définir plus par rapport à leur groupe ethnique que par rapport à leur pays. Ce n’est pas la nationalité, mais bien l’ethnicité qui caractérise en premier les individus. Les mariages, les élections, les conflits, la vie en société, les carrières professionnelles sont construites autour de l’identité ethnique. En Guinée, un homme n’épouse pas une guinéenne mais d’abord une Soussou, une Malinké, une Peule, une Kissi ou une Nalou (pour ne citer que quelques exemples). Cela est vrai aussi dans l’environnement des affaires ou sur le marché du travail, où on ne donne pas un poste à un guinéen mais d’abord à tel nom de famille ou à tel ressortissant de telle région. Les identités ethniques supplantent encore et toujours les identités nationales. En cela, la Guinée et par extension la plupart des pays africains ont échoué, posant ainsi un premier argument fort permettant de réfuter l’idée de l’existence de Nations véritables en leur sein.
Ce point fait résonnance au fait que l’existence de la Nation consacre chez les citoyens le primat de l’intérêt collectif sur l’agenda personnel. Or, pour l’écrasante majorité des dirigeants du notre pays, l’intérêt personnel prime, et de très loin, sur les intérêts collectifs. Ceci représente une seconde caractérisation de l’inexistence de Nation en Guinée, et une illustration de la manière dont cela inhibe tout projet de développement.
Comment l’État a pris le pas sur la Nation en Guinée
Dès après l’accession de notre pays à l’indépendance le 2 octobre 1958, l’obsession de nos dirigeants d’alors était d’abord la quête de la légitimité, c’est-à-dire la volonté pour eux d’assurer le fondement de leur pouvoir et la justification de l’obéissance qui lui est due. En effet, après plusieurs décennies de domination étrangère, il était normal de voir que la plus haute ambition de ces nouveaux dirigeants était de s’affirmer en tant que pionniers et architectes d’un État réellement souverain. Il leur fallait démontrer aux anciennes puissances coloniales et au reste du monde, leur capacité à s’auto-administrer en se dotant d’institutions voulues fortes. Seulement, nos dirigeants depuis cette époque jusqu’aujourd’hui, ont commis dans cette quête une erreur notoire. Celle de penser que l’on peut construire un État prospère, en s’affranchissant de la construction d’une Nation. En effet, notre pays s’est doté de lois, de Constitution, d’entreprises nationales, de pouvoir exécutif, législatif et judiciaire. Mais à la fin des fins, tous ces acquis ont failli parce qu’on a placé la charrue devant les bœufs. On s’est bercé de l’illusion selon laquelle, ces organisations suffiraient à garantir le respect des lois, la protection des individus, ou la création d’une économie florissante. Erreur ! Car il a été omis que pour porter toutes ces initiatives au succès, il fallait d’abord et avant tout des femmes et des hommes engagés, consciencieux vis-à-vis de leurs missions, et respectueux de leur pays. Sans le souci de construire et d’assurer le maintien de cette philosophie politique, tous les efforts étaient condamnés à être vains. C’est ainsi donc qu’au détriment du plus grand nombre, et au profit de certains, de manière inconsciente, ou vicieuse, notre pays a placé l’État au-devant de la Nation.
En guise de conclusion
Au regard des arguments qui précèdent, nous pouvons donc dire que la vision la plus juste pour caractériser les causes du sous-développement de notre pays s’inscrit dans le fait qu’il n’y a pas et il n’y a jamais eu de Nation en République de Guinée. Notre pays s’est seulement employé à fonder un État sans jamais se soucier de l’asseoir sur un substratum rocheux, la Nation.
Cela étant dit, comment faire désormais pour changer cette situation qui persiste depuis plus de six décennies ? Étant entendu que la Nation est le cadre par excellence pour l’exercice d’une démocratie réussie – permettant le développement politique, économique et social d’un pays – comment créer chez les citoyens ce sentiment d’appartenance à la collectivité et à la sauvegarde des intérêts de ce dernier au détriment de ceux de chacun pris individuellement ? Tels sont quelques cadres de réflexion qui s’imposent à chacun d’entre nous afin de réussir ensemble à transformer positivement notre pays.