Au lendemain de la mort de l’ancien président guinéen, le Général Lansana Conté, un groupe de militaires avec à leur tête le capitaine Moussa Dadis Camara, se sont emparés du pouvoir et avaient annoncé la dissolution du gouvernement et des institutions républicaines. Sous le label du Conseil National pour la Démocratie et le Développement (CNDD), l’armée est donc revenue aux commandes et a dirigé la Guinée du 23 décembre 2008 au 3 décembre 2009. Dix jours après la prise du pouvoir, le CNDD a nommé l’économiste Kabinet Komara comme premier ministre. A l’occasion de ce dixième anniversaire, votre quotidien électronique Guinéenews© a joint M. Komara qui est resté auprès de Dadis durant toute l’année marquant son règne. Il nous parle de sa relation avec l’homme au « sang chaud ».
Guinéenews© : cela fait exactement 10 ans que le CNDD, la junte militaire a pris le pouvoir au lendemain de la mort du président Lansana Conté. Vous avez été la première personne à occuper la primature sous ce régime. Globalement, qu’est-ce qu’on peut retenir de cette période charnière de l’histoire de notre pays ?
Kabiné Komara : Effectivement, au lendemain de la mort de notre regretté Président Général Lansana Conté, les militaires ont pris le pouvoir en Guinée sans effusion de sang.
Un fait marquant à l’époque a été que la quasi-totalité de la classe politique avait accueilli avec soulagement, voire avec un certain consentement, cette prise de pouvoir par l’armée, même si cela avait été dans une forme non constitutionnelle.
De même, la majorité de la population trouvait que l’arrivée des militaires au pouvoir allait restaurer l’autorité de l’Etat et une gestion vertueuse des biens publics, autant de critères dont notre pays s’était bien écarté, il faut le reconnaître, durant les dernières années du pouvoir du feu Président Lansana Conté.
Dans ce cadre, le CNDD a lancé des initiatives extrêmement courageuses qui ont été bien saluées par la population surtout dans le domaine de lutte contre la drogue et de la récupération des biens publics et de la mise à nu de plusieurs détournements de fonds publics.
L’occasion a été mise à profit pour répondre de manière audacieuse et parfois de manière questionnable à des besoins criards de la population en matière de desserte en eaux, surtout au niveau de la capitale Conakry et du bitumage des rues dans des zones jusque-là difficiles d’accès au niveau de plusieurs quartiers périphériques de Conakry sans compter la reconstruction de la caserne militaire et du commissariat.
Très vite cependant, il s’est retrouvé en porte-à-faux avec la classe politique et la communauté internationale quant aux respects de la feuille de route, l’organisation des élections sans la participation des membres de la junte, ce qui a abouti à de nombreux soubresauts dont le point culminants a été le 28 septembre 2009.
Guinéenews© : comment vous avez réussi à collaborer en tant que civil pendant un an avec un régime essentiellement composé de militaires ?
Kabiné Komara : Je me dois d’abord de rectifier votre assertion de croire que le régime était essentiellement composé de militaires. Certes, les militaires occupaient des postes clés dans le gouvernement mais force est de reconnaître que le gouvernement comportait aussi plusieurs Ministres civils dont certains avaient un accès privilégié au Président.
Pour ma part, en tant que Premier Ministre, j’ai tout de suite compris mes limites. Je me suis en conséquence établi une ligne de conduite basée sur l’intégrité, l’humilité, l’abnégation, la persuasion et surtout la détermination si je devais jouer un rôle positif, utile au pays durant la transition.
A partir des rapports en présence, du diagnostic de la situation, des enjeux stratégiques et des menaces qui planaient sur le pays, je me suis fixé cinq objectifs à savoir : Mettre tout en œuvre pour que la transition conduise à des élections équitables dans les meilleurs délais ; apaiser les tensions ; soutenir de quelque forme que ce soit la lutte contre la mainmise des narcotrafiquants sur l’appareil politico-civilo-militaire ; rétablir les relations avec la communauté internationale pour sauvegarder les investissements en cours et en attirer d’autres ; engager la réforme de l’armée Guinéenne.
Pour quelqu’un qui ne connaissait pas la façon dont je travaillais à l’époque, ces objectifs peuvent sembler impossibles à réaliser.
Mais je peux vous dire que, grâce aux différents réseaux de relations, à la collaboration de certains membres importants du gouvernement et même de certains militaires, nous avons, pendant cette période difficile, initié et entretenu la mise en place d’un groupe international de contacts sur la Guinée qui a été une fenêtre exceptionnelle d’opportunités pour notre pays.
De manière discrète et sans arrogance, divers sympathies et soutiens ont été mobilisés et maintenus en faveur du pays. Ces appuis se retrouvaient aussi bien au niveau africain qu’international dans les domaines financier, économique, diplomatique entre autres.
J’avais pour tempérament, connaissant le caractère des uns et des autres, de ne jamais chercher à me mettre en avant mais agir de manière déterminée et désintéressée pour éviter beaucoup d’incendies, atténuer certains excès et maintenir l’espoir pour le pays.
Par exemple, peu de gens savent que durant tout le second semestre de 2009, j’avais mis sur pied une équipe restreinte de militaires qui travaillaient sobrement avec moi pour esquisser les grandes lignes de la réforme de l’armée.
C’est après que j’avais réussi à ficeler sans bruit les grandes lignes du plan de réforme de l’armée et même à conclure l’engagement du consultant qui devait conduire cette réforme en la personne du Général Cissé du Sénégal.
Je m’étais dit que l’avenir immédiat de la Guinée dépendrait absolument de la mise en œuvre de cette réforme sans laquelle notre ancrage démocratique ne serait qu’illusoire.
Guinéenews© : quand on vous demande de décrire l’homme qu’est le capitaine Dadis, socialement, politiquement…Que diriez-vous ?
Kabiné Komara : tout Guinéen sait que les membres du CNDD étaient en grande partie très jeunes et qu’ils se sont retrouvés propulsés à la tête du pays, sans grande expérience de la gestion des problèmes nationaux, sans compter les exigences de la prise en compte des paramètres internationaux dans la conduite des affaires d’une nation. A cela, il faut ajouter des attentes pressantes d’une population qui avait connu deux ans auparavant des manifestations violentes face au régime défunt.
Le comportement de la junte particulièrement celui du capitaine Dadis Camara peut être en partie compris à travers ce contexte auquel il faut ajouter le parcours spécifique de sa propre personne.
Ceci dit, la face la plus connue de capitaine Dadis est surtout caractérisée par le ton colérique avec lequel il s’adressait à tout ce qu’il pensait être des accaparants des richesses du pays, des trafiquants de drogue ou des personnes voulant remettre en question son autorité.
D’un autre côté, en privé, que ce soit avec les religieux, les femmes, les déshérités et les victimes d’injustice, il avait une écoute attentive : il n’hésitait pas à exercer des passe-droits pour pouvoir, à ses yeux, rétablir la justice, débarquer une autorité ou flétrir d’une manière singulière un comportement qui pouvait lui sembler insultant.
J’ai aussi noté l’attention particulière qu’il a portée à ses enfants malgré ses occupations ainsi qu’à ses promotionnaires. Il savait être déférent vis-à-vis de ceux qu’ils l’ont enseigné au point de les magnifier en public.
L’usage qu’il faisait des médias et notamment de la télé était assez singulier car il était convaincu que pour marquer les esprits, il fallait poser des actes forts à des moments de grande écoute, ce qui faisait que les Guinéens étaient accrochés à leur télévision quasiment tous les soirs pour se délecter de ses différentes apparitions.
Guinéenews© : nous avons appris que vous n’avez jamais voulu prendre votre salaire durant tout le temps que vous avez passé à la Primature, qu’en dites-vous ?
Kabiné Komara : comme je l’ai dit plus haut, je n’ai jamais posé comme priorité la satisfaction d’un quelconque besoin matériel ou financier pour assumer ma mission surtout quand il m’est apparu que des personnes pouvaient m’attendre au tournant pour m’exiger des contreparties en terme de mise en œuvre de certaines règles que je voulais introduire dans la gestion des deniers publics.
C’est ainsi que je n’ai jamais accepté de logement de fonction, de mobilier. Je me suis abstenu de marchander toute rémunération salariale pour me permettre d’inspirer et de faire partager certaines des réformes difficiles à faire accepter au moment où beaucoup pensaient que c’est l’occasion ou jamais d’être à l’abri du besoin de quelque manière que ce soit.
J’ai même été amené à vendre ma deuxième maison sise à Coleah à côté de l’abattoir pour pouvoir faire face à une grande partie des multiples charges imposées par la fonction.
Je dois avouer que j’ai été aidé en cela par ma chère épouse et mes enfants qui ont partagé avec moi ce sacrifice.
Guinéenews© : vous le regrettez aujourd’hui ?
Kabiné Komara : non et je crois plutôt que ce fut pour moi, la meilleure façon de payer une partie de mes dettes à ce pays qui m’a tout donné y compris l’enseignement gratuit de la première année de l’école primaire à la dernière année de l’université.
Pour conclure sur ce sujet, je me dois d’ajouter que lors de ma passation de service avec feu Jean Marie Doré, j’ai demandé publiquement à être audité afin d’éviter tout amalgame.
Guinéenews© : dans une vidéo qui a circulé sur la toile, on voyait le capitaine Dadis très en colère parce que vous aviez reçu un groupe d’investisseurs sans l’en informer. Expliquez-nous ce qui s’est réellement passé ce jour pour mettre le chef de la junte dans cet état ?
Kabiné Komara : Je suis très à l’aise pour parler de ce sujet, car il permet de mettre à nu une des facettes du caractère du Président Dadis.
En effet, autant il est facile de le mettre dans un état de colère extrême, autant la personne est capable en toute sincérité et en toute humilité de reconnaître son tort et de tout mettre en œuvre pour réparer ce tort.Dans le cas que vous venez de citer, il y avait une totale méprise. J’avais été appelé ce jour-là par le secrétaire général du Ministère des Mines, M. Koly Kourouma qui avait été approché par l’équipe dirigeante de la société minière de Dinguiraye (SMD) sur le fait qu’ils étaient sous le coup de menaces d’intrusion des militaires.
Je devais me rendre ce matin même en Guinée-Bissau pour les obsèques du Président Nino Vieira. C’est à l’entrée de mon bureau que j’ai conseillé au secrétaire général d’en référer directement au Président Dadis dans la soirée. Fort malheureusement, dès que le secrétaire général a essayé d’expliquer au Président qu’il était venu dans mon bureau en compagnie de ses experts, le Président n’a pas attendu les explications et a tout de suite cru qu’il y avait eu autre chose, ce qu’il l’a amené à faire des déclarations qu’un esprit malveillant a enregistré à son insu.
Je n’en ai été informé que trois mois plus tard et j’ai préféré avoir une explication franche avec le Président à ce sujet. Un soir dans son bureau, à 2h du matin, en présence de feu Colonel Korka Diallo alors Ministre du Commerce, la scène a été sublime et irréaliste.
J’ai fait part au Président que mes enfants étaient choqués de ce qu’ils avaient entendu et qu’ils lui en voulaient d’avoir douté de mon intégrité, en dépit de tous les sacrifices qu’ils partageaient avec moi dans l’exercice de ma difficile mission.
Il a tenu à échanger sur le champ avec ma fille Doussou Komara, juriste résidente au Canada, qui lui a exprimé en des termes extrêmement francs et durs son ressentiment ce à quoi le Président Dadis a signifié tout son regret et a promis de rétablir en public la réputation de son père.
Deux semaines après, dans une réunion publique à la RTG Koloma, devant toute la communauté internationale alors que j’étais à côté de lui sur le podium, il a mis en application sa promesse en louant les mérites moraux, d’intégrité et d’abnégation de son Premier Ministre que j’étais.
J’ai immédiatement pris la parole pour rappeler cette scène sublime et cette promesse qu’il avait faite à ma fille et lui exprimer mes remerciements en mon nom personnel et celui de tous mes enfants. L’audience en est restée bouche bée.
Voilà ce qu’est Dadis, à savoir une personne qui est capable en dépit de tout ce qu’on peut penser de lui de rendre justice contre lui-même quand il le faut.
Guinéenews© : avez-vous le remords d’avoir été le PM du cet ancien chef d’Etat qu’est capitaine Dadis ?
Kabiné Komara : Il n’est pas donné à tout le monde d’être choisi pour être Premier Ministre de son pays, surtout un pays comme la Guinée qui regorge de personnes très compétentes, très expérimentées dont certaines le sont plus que moi, je dois l’admettre.
Pour ce choix, je me dois d’être reconnaissant à celui qui m’a permis d’être connu par le peuple de Guinée dans une fonction avec une si haute visibilité. Contrairement à beaucoup, je considère tout défi et toute difficulté comme une opportunité pour apprendre, pour forger une nouvelle expérience mais surtout pour acquérir une nouvelle façon de servir son pays.C’est en cela qu’avec le recul du temps, je dois dire que le choix que le capitaine Dadis a porté sur ma personne a contribué à m’enrichir, non pas sur les plans financier et matériel, mais sur le plan de la découverte des graves maux dont souffre notre pays, de la prise de conscience aigüe des attentes de notre population, des enjeux stratégiques qu’il faut maîtriser pour conduire un pays et de ce qui est exigé d’un leader en situation de crise.
Guinéenews© : êtes-vous toujours en contact avec lui ?
Kabiné Komara : Comme vous le savez, je suis consultant international et chaque déplacement qui me mène à Ouagadougou, je ne manque pas l’occasion d’essayer de le voir.
Naturellement, c’est avec beaucoup d’émotion que nos rencontres se sont déroulées.
Interview réalisée par Nassiou Sow pour Guinéenews©.