Dans le désordre, l’insalubrité et l’insécurité ambiante, les dockers se bousculent, crient devant la grille qui protège le siège d’AGEMOP/BMOP, le bureau qui leur est dédié. « Nous sommes fatigués ! Depuis deux semaines nous attendons. Aucun mouvement dans le port. Les bateaux sont tous en ras pour attendre, faute de place. Ceux qui sont au quai, ne sont pas encore déchargés. A cause de cette lenteur, nous ne travaillons pas. La Directrice générale doit bouger. Qu’elle quitte ses bureaux feutrés et vienne voir…. Près de 500 camions sont stationnés dans les environs du port et encombrent les abords des principales voies de la ville », s’exclame un docker remonté contre la lenteur des débarquements et embarquements au niveau des navires sur le quai. Ce cri et cette scène insolite ont attiré notre attention et nous ont conduits dans l’univers des dockers.
La galère des dockers au port autonome de Conakry
Ainsi, nous voici au Port autonome de Conakry ce lundi 18 novembre 2019. Il est 7 heures 40 minutes. Et déjà à cette heure, le siège de l’AGMAP/BMOP grouille de monde. Assis en bordure de la route ou dans les cafés et gargotes de fortunes, les dockers échangent entre eux. D’autres, des plats de bouillie ou du riz, des miches de pain (sandwich), des tasses de thé, du petit café, prennent la force pour sans doute aborder sereinement la journée.
Sur une bonne cinquantaine de ces ouvriers, plus des trois quarts ne savent pas ce qui les attend. Reprendront-ils le boulot après cette série de retards provoqués par la lenteur du débarquement et d’embarquement des marchandises sur le quai ?
« Je suis contractuel. Je ne sais pas pour le moment si je vais trouver quelque chose à faire après cette crise. On prie Dieu et on attend de voir ce qu’il nous réserve pour aujourd’hui », confie Sankhon Mohamed, un docker exerçant sur la plate-forme portuaire depuis près de six ans. Juste à ses côtés, Ezéquiel Sanders, un de ses compagnons, semble gagné par le découragement. « Depuis des semaines, tu ne trouves rien à faire et rentres toujours à la maison les mains vides. C’est devenu insupportable et compliqué ici », s’est-il exprimé.
Comme Ezéquiel, beaucoup de dockers, depuis un certain temps, se tournent des pouces au port. Or, le docker est un ouvrier qui travaille, entre autres, au chargement et au déchargement des marchandises. Que ce soit dans le port, sur les navires, dans les entrepôts. Certains exercent de façon périodique et d’autres de façon occasionnelle. Ils représentent 20% des travailleurs. Ce qui fait du port un véritable bassin d’emplois. Retenons que ce métier sensible est difficile à gérer. En ce sens qu’aucun port au monde n’échappe à la revendication des dockers. Quant à la Guinée, elle compte plus de 6000 dockers embauchés à la tâche ou travaillant au noir, qui ne ratent aucune occasion pour égrener à longueur de journées, le chapelet des problèmes et des « irrégularités ». Des problèmes allant du ravitaillement en produits pharmaceutiques aux salaires. « Nos salaires ne tombent pas à temps. Nous ne sommes pas en sécurité. On nous refuse dans les pharmacies pour avoir des médicaments pour nous soigner. Tout est compliqué ici maintenant », conclut Ezéquiel Sanders ce docker déçu.
Dockers, pas seulement… Ils se livrent à toutes sortes de trafics au port…
Vente et livraison de drogue, vol, proxénétisme, livraison d’alcool fort, manipulation de faux billets de banque et le blanchiment d’argent sont des activités parallèles des dockers au port.
« Nous travaillons avec les armateurs. On leur fournit la marchandise à l’intérieur des bateaux. L’opération se fait souvent tard la nuit. On les ravitaille soit pour leur consommation, soit pour transporter jusqu’à destination. C’est une affaire juteuse qui a rendu beaucoup de nos amis riches. Dès qu’un navire accoste, nous recevons des coups de fil pour la commande et la livraison immédiate de la poudre. Nous convoyons la marchandise à bord des pirogues de fortune. Cela rapporte des frics qui nous permettent de joindre les deux bouts. Certains amis ont abandonné le métier de docker pour opter pour celui de dealer. Et je crois qu’ils n’ont pas tort », soutient SIB.
À lire aussi
Un docker-dealer rencontré dans une gargote au port, non loin de l’ancien terrain de tennis en rénovation. A côté de lui, un autre docker spécialisé cette fois-ci dans le vol de véhicules et de matelas-mousse : « nous enlevons tard la nuit, des voitures en souffrance au port pour les convoyer dans les parcs-autos. Avec la complicité des forces de sécurité bien sûr. Nous travaillons avec les propriétaires de ces parcs qui nous versent l’argent après la vente. Parfois des particuliers nous sollicitent et nous leur livrons à domicile. Pour les matelas, ce sont les gérants des motels qui sont nos clients… De toutes les façons on prend tout ce qui tombe entre nos mains et nous les bazardons par la suite », nous apprend ce vieux docker, expérimenté dans le trafic.
Et ce n’est pas tout ! Parmi cette race de dockers sans scrupule, on retrouve ceux qui sont spécialisés dans le vol du riz. Ces derniers livrent leurs « marchandises » aux femmes qui squattent les hangars des arrêts de bus, au mur du bâtiment qui abrite le département des Affaires Etrangères, en face du port. Ils s’introduisent à l’intérieur des paquebots où ils ramassent du riz pourri mélangé au bon pour venir le livrer aux femmes.
« C’est nous qui livrons du riz aux femmes que vous voyez assises dans les environs du port. Elles nous remettent de l’argent et nous partons chercher du riz… Celles qui n’ont rien, bon…On s’arrange… Et le tour est joué. C’est du donnant-donnant quoi ! Ce qui est sûr, on ne perd jamais », dira CY. A côté de ceux-ci, il y a une racaille qui s’illustre tristement dans le proxénétisme.
Dockers proxénètes !
Leur travail consiste à recruter les filles et même les femmes mariées dans les quartiers pour les livrer à l’équipage des bateaux et autres navires aux larges de Conakry. Ils ont un répertoire d’adresses qu’ils utilisent dès qu’un navire accoste au port. « Nous avons l’adresse des belles prostituées parmi lesquelles on retrouve des femmes mariées et même des douanières. Nous les rassurons et on fait le marché. On convient sur un pourcentage avant de les accompagner sur la mer. Une fois sur les lieux, on réclame notre dû avant de retourner sur le continent. Ces filles peuvent faire des jours en compagnie de ces étrangers. Nous veillons sur leur sécurité, parce que nous repartons les rechercher après leur séjour. Toutes ces douanières que vous voyez dans les « jolies caisses » passent par notre réseau ! On a des carnets bien fournis. Et nous ne chômons pas non plus », nous informe CL.
Les responsables d’AGEMOP/BMOP pas d’accord avec les dockers
A la direction de l’Agence de la Main d’œuvre Portuaire et du Bureau de la Main d’œuvre Portuaire, on pense que les dockers en font de trop. Ils sont considérés ici comme des enfants capricieux qui veulent le beurre et le prix du beurre.
« Ce que ces gens vous ont raconté, n’est pas juste. Ce sont des contre-vérités. Leurs salaires sont versés à temps ! Ils bénéficient d’une couverture sociale… Leurs conditions de vie sont améliorées. Le cliché du docker portant un sac du riz sur la tête est révolu. Chaque année, quelques-uns sont choisis pour le pèlerinage aux lieux saints. Les difficultés du BMOP aujourd’hui émanent du fait que certaines sociétés sont déclarées en faillite et traînent des ardoises. Mais le déficit va être résorbé », nous rassure Souleymane Sylla, un responsable du BMOP. Pour lui, les retards de salaires ne seront plus qu’un mauvais souvenir. Selon lui, BMOP s’attèle à améliorer davantage les conditions de travail, à la formation aux nouvelles technologies et à la stabilité des salaires. Il soutient que les accidents ont beaucoup baissé parce que l’équipement de sécurité a été optimisé. Comme on le voit donc, les perspectives sont prometteuses au niveau du BMOP.
Pour preuve que les conditions de travail sont améliorées, nous avons interrogé un docker rencontré à l’entrée du port. Débarquant de sa petite voiture, Ismaël Conté ne répond pas aux clichés éculés sur les dockers. Tenue de travail d’une propriété impeccable, casquette vissée sur la tête, visage imberbe, gestuelle expressive et verbe facile, ce manutentionnaire travaille au Port autonome de Conakry depuis 2003. Ce père de famille, polygame avec plus d’une dizaine d’enfants à charge, nous fait découvrir son métier. « Je travaille au port depuis 2003. C’est mon oncle qui m’a fait aimer cette profession… A vrai dire, les conditions de travail se sont améliorées et l’accent a été mis sur la sécurité. Il ne s’agit plus de trimbaler les sacs sur la tête. La manutention est désormais technique. Des produits miniers aux céréales en passant par les produits manufacturés, il s’agit de décharger ou charger avec efficacité. C’est-à-dire sans perte majeure », explique ce natif de Bouramaya. Ces propos d’Ismaël Conté sont assez édifiants sur la dureté de ce travail de manutention.
Par ailleurs, notre interlocuteur pense que les conflits ont tendance à se raréfier. Les grèves qui paralysent les activités portuaires ont disparu. Comme quoi, le dialogue social est devenu une priorité.