Samedi 22 juin 2024, sur cette pendule où s’égrène et se décompte les heures, les minutes, et les secondes, les aiguilles viennent de se superposer, pour s’arrêter juste à minuit. À Paris, finalement, tout s’arrête et s’éteint désormais pour l’artiste, auteur, compositeur, arrangeur, chanteur, Mory Djely Deen Kouyaté. Mory Djely Deen Kouyaté n’est plus. Le « Béléléba » de la chanson africaine de Guinée, le chanteur aux « pectoraux d’aciers « , le « Mike Tyson » de la musique guinéenne, vient de passer l’arme à gauche. C’est dans une totale consternation, que cette douloureuse disparition, vienne plonger, la famille éplorée, les amis, les collaborateurs, artistes et les autorités en charge de la culture.
Né en 1963 à Siguiri, le fils de feu El hadj Sékou Denn, et de Diénè Kouyaté, n’aura vécu que pendant 61 ans. Ami et collaborateur de Mory Djely Deen Kouyaté, joint à Paris, le musicien pianiste, claviériste, non-voyant, Jean Philippe Rykiel, s’est prêté aux questions de Guineenews .
Dans cet entretien, très ému, Jean Philippe Rykiel nous livre ses premiers sentiments ressentis, à l’annonce du décès de son ami Mory Djely Deen Kouyaté. Il rappelle quand et comment il a noué les premiers contacts avec Mory Djely Deen Kouyaté. De son principal atout qu’est sa voix, Jean Philippe qualifie Mory de merveilleux flatteur que d’artiste engagé. Véritable concepteur de ses œuvres traditionnelles mandingues, Jean Philippe explique comment il a plongé Mory dans la découverte d’autres genres musicaux…
Découvrez Mory Djely Deen Kouyaté, à travers cet entretien avec Jean Philippe Rykiel.
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Guineenews : bonjour Jean Philippe, et merci d’accepter notre invitation pour cette interview, au compte de Guineenews. Plus qu’un ami, vous êtes considéré comme un « frère de sang » à Mory Djely Deen Kouyaté. Qu’avez-vous ressenti en premier, à l’annonce de son décès ?
Jean Philippe Rykiel : ( paix à son âme). Pour moi c’était un soulagement, parce qu’il souffrait beaucoup, et depuis 2015, il a eu un AVC. Cette maladie, l’a rendu presque incapable de parler, incapable de chanter. Et pour un griot, un homme de parole, c’est la pire des souffrances. Je me demande encore comment il a pu vivre dans cet état pendant 10 ans. Je ne sais pas, qu’est-ce qui se passait dans sa tête, qu’est-ce qui lui a donné l’énergie, de continuer à vivre, en étant privé de son moyen d’expression préféré, de prédilection, qui est la parole. Franchement, il a vécu quelque chose, que je ne souhaite à personne. Quand il est mort, je me suis dit qu’il est libre, il est débarrassé de son corps, son corps qui ne voulait plus fonctionner, donc il est libre.
Guineenews : parlez-nous de vos premiers contacts avec Mory Djely Deen Kouyaté, peut-on savoir l’aimant qui vous a attiré vers lui, est venu de quel côté de sa personnalité ?
Jean Philippe Rykiel : j’ai rencontré Mory pour la première fois, en compagnie de Ousmane Kouyaté, qui l’avait amené en France, pour participer à l’album « Domba » de celui-ci. Je ne sais pas si sa venue en France vient de moi, puisque quand j’ai fait les maquettes de l’album « Domba » avec Ousmane Kouyaté, c’est Ousmane même, qui chantait tous les morceaux. Sans gêne, j’ai dit ceci à Ousmane :<<…, Ousmane tu es un grand guitariste, mais pas un très grand chanteur. Et ton album gagnerait, si tu avais un meilleur chanteur avec toi…>>. C’est par la suite qu’il m’a amené Mory Djely Deen Kouyaté.
La première chose qui m’a impressionné, c’est sa voix. Sa voix qui était incroyable, tellement douce quand il parlait, et aussi puissante quand il chantait. Et puis sa gentillesse, Mory était un homme très fort et doux en même temps.Vraiment le côté humain, et le côté vocal m’ont pratiquement séduit, et depuis, on ne s’est jamais lâchés.
Guineenews : dans la pratique musicale, quels étaient selon vous, les principaux atouts de Mory Djely Deen, sur lesquels, il s’appuyait de plus?
Jean Philippe Rykiel : c’est une des plus belles voix, que j’ai entendue dans le monde entier. Cette voix suffisait comme atout principal, bien qu’il en avait d’autres atouts bien sûr. Une voix mandingue, oui, pas seulement, Mory avait une voix universelle.
Je pense que le peu de fois où on a joué, parce qu’on a fait quelques concerts ensemble, à Paris, à Strasbourg, au Maroc, précisément à Fès, le public a été séduit à chaque fois, et même plus que séduit, mais vraiment impressionné par cette merveilleuse voix.
Guineenews : à votre avis, Mory Djely Deen Kouyaté, était-il un artiste engagé, si oui, plus en détail, était-il un politicien caché, un activiste au chant ou quoi d’autres ?
Jean Philippe Rykiel : mais vous oubliez que vous parlez à quelqu’un qui ne comprend pas le malinké. N’oubliez jamais que moi je suis un toubab, je ne suis pas très doué pour les langues. Certaines personnes disent que mes doigts comprennent mieux le mandingue que ma bouche. Et c’est vrai, je sais dire quelques mots, dans quelques langues, mais je n’ai jamais pu apprendre les langues. Un petit peu aussi, c’est la faute des Africains, parce que tout le monde me parle en français. Quand j’ai été invité par Mory à Conakry, pour la dédicace de l’album « Kononenta », qu’on avait fait ensemble, partout où j’étais passé, on me parlait en français. Donc, je n’ai pas eu d’efforts à faire pour apprendre la langue. Du coup, les paroles de Mory Djely, je les comprends mal, où pas du tout.
Je ne peux pas parler de son engagement, si un tout petit peu, parce que je sais qu’il a chanté les éloges de certains hommes politiques, y compris l’ancien président feu général Lansana Conté. Je pense qu’il a joué son rôle de griot, et est-ce que l’on peut appeler cela « artiste engagé »?
À mon avis, les griots jouent aussi ce rôle de flatteur, et Mory Djely était un flatteur, un merveilleux flatteur.
Guineenews : Mory Djely Deen Kouyaté, était-il ce simple griot attaché à sa tradition, et le véritable concepteur de ses compositions et propres styles de chants ?
Jean Philippe : il était très attaché à sa tradition mandingue, bien qu’il mettait les pieds dans le moderne.
Mory Djely me donnait des mélodies traditionnelles, comme la mélodie « Alpha Yaya « , que nous avions reprise ensemble. Il donnait aussi beaucoup d’autres mélodies, dont je suis persuadé, qu’il en était le créateur ou concepteur.
Il était très ouvert à moi, et il me faisait confiance au niveau des arrangements. Je pense s’il a voulu travailler avec un blanc, c’est parce que, je pouvais lui apporter quelque chose de différent, que les arrangeurs guinéens. De toutes les façons, il y a de très bons arrangeurs en Guinée, en Afrique de l’Ouest en général. Je pense à Boncana Maïga, qui est un extraordinaire musicien, et à bien d’autres arrangeurs.
Guineenews : le mandingue est bien le genre musical préféré, et pratiqué par Mory Djely Deen Kouyaté. Peut-on savoir, quels sont les autres genres musicaux qui l’ont séduits, et qu’il a interprétés ?
Jean Philippe Rykiel : Mory est un artiste mandingue, donc son genre musical préféré, c’est évidemment la musique mandingue. J’ai commencé à l’emmener dans d’autres genres musicaux, dans l’album « Tinkisso ». On a repris aussi « Yarabi « , dans un genre « salsa ». Et puis je suis allé dans d’autres directions, j’ai changé les harmonies dans la chanson « Tinkisso », d’une manière qui l’amenait dans des ambiances musicales plus « jazz », plus « gospel », et autres.
Une fois encore, j’insiste, Mory était quelqu’un, qui était ouvert à toutes les innovations musicales. Il me laissait carte blanche, et à partir de la musique mandingue, on a exploré plein de genres musicaux.
Guineenews : réciproquement partagé sur tous les plans, qu’est-ce que vous aviez réellement appris en compagnie de Mory Djely Deen Kouyaté, et qui vous est resté et quoi d’autres vous pouvez confirmer, que Mory ait bénéficié de vous, comme fruits de vos contacts ?
Jean Philippe Rykiel : la complicité avec un chanteur exceptionnel comme Mory, m’a appris à écouter. Un bon musicien, ce n’est pas quelqu’un qui joue bien, c’est celui qui écoute bien. Il faut savoir écouter les autres. Avec lui, j’ai encore appris à écouter, et à me mettre au service de cette voix exceptionnelle. Ce que j’avais fait aussi avec Salif Keita, Youssou N’Dour, et d’autres fantastiques chanteurs, que j’ai eu la chance de rencontrer, et des chanteuses comme Oumou Sangaré, avec qui j’ai un peu travaillé, ainsi que Madanba Cissoko du Mali.
Je pense que toutes les rencontres que j’ai faites avec les artistes africains, m’ont appris la notion d’écoute, avant de jouer, et de me mettre au service, et éventuellement d’apporter un plus, pour arranger ou déranger leurs musiques.
Guineenews : à quoi peut-on s’attendre de votre part, et de quelle manière, pour commémorer, ou immortaliser vôtre ami à jamais ?
Jean Philippe Rykiel : Dieu merci, on a fait un album enregistré entre 2013 et 2014, qui j’espère verra bientôt jour, comme le disait sa fille Dienedine Kouyaté, lors du symposium organisé à Conakry. J’espère que cet album vous plaira, et vous choquera peut-être, puisque je suis allé plus loin, dans le « dérangement » de la musique de Mory Djely Deen Kouyaté. Là, j’ai voulu l’amener à un niveau international. Dans cet album, vous allez entendre pleins de choses, qui sont à l’extérieur de l’univers mandingue. Vous allez vous rendre compte que sa voix colle parfaitement bien avec ces autres genres proposés. Donc la voix de Mory Djely Deen Kouyaté, je reviens encore là-dessus, est une voix qui colle avec tous les contextes musicaux. J’espère que cet album va sortir bientôt, et il vous plaira certainement. Ce serait aussi, la meilleure manière de rendre hommage à Mory.
Guineenews : sans retenue aucune, pouvez-vous nous dire vos sentiments, quand vous aviez vu Mory pour la dernière fois, cela remonte à quand, et qu’est-ce que vous lui aviez dit ?
Jean Philippe Rykiel : la dernière fois que j’ai vu Mory, il ne parlait plus, il était à l’hôpital, et c’était 1 semaine, avant qu’on m’annonce son décès. Je lui ai dit merci, je lui ai encore dit merci, merci pour sa voix magnifique. J’étais bouleversé de voir ce « lion » couché et inerte, qui n’était déjà plus là, il n’était plus lui-même.
Guineenews : un pan du parcours de Mory Djely Deen Kouyaté, est jumelé à une autre partie du vôtre, et recèle beaucoup de souvenirs. Pouvez-vous nous en raconter quelques-uns ?
Jean Philippe Rykiel : de mauvais souvenirs, qu’est-ce que je retiens, pas grand chose, sauf son AVC, et tout ce qui s’est passé après.
Les bons souvenirs, il y en a beaucoup. Des ovations du public pendant les concerts, et puis son comportement avec moi. Un jour, je me souviens, quand on était en répétition, j’étais allé me laver les mains dans les toilettes du studio. Il n’y avait pas de serviettes, donc, j’avais les mains toutes mouillées, il a pris mes mains et il les a essuyées sur son pantalon. C’était ça MORY DJELY DEEN KOUYATÉ !
Guineenews : un dernier message à l’endroit de vôtre ami, Mory Djely Deen Kouyaté ?
Jean Philippe Rykiel : Mory, je te dis merci, merci parce que tu m’a donné l’occasion de jouer avec toi, et de connaître une des plus belles voix, que je n’ai jamais connues dans toute ma vie. Merci Mory Djely Deen Kouyaté, et repose en paix.
Entretien réalisé par LY Abdoul pour Guineenews