En l’état actuel, l’Afrique est politiquement inacceptable et moralement injustifiable : des migrants africains qui meurent dans le naufrage de leur bateau ou vendus comme esclaves en Libye, des attentats djihadistes au Mali et au Niger, des contestations sociales et des violences extrêmes qui paralysent la Guinée, le Nigeria, la Centreafrique, le Cameroun, la RDC, l’Algérie, la Libye, l’épidémie d’Ébola, précarité des services de santé et du système d’éducation, plus de la moitié de l’extrême misère concentrée sur le continent africain selon la Banque Mondiale, violation continue des droits humains, inefficacité chronique des institutions politiques, révision constitutionnelle et confiscation du pouvoir, des gouvernements non représentatifs ici et là…
Bien que le continent ne se réduise pas à la somme de ses misères, bien qu’il témoigne d’un épanouissement réel au niveau intellectuel, comme l’attestent Les Ateliers de la pensée de Dakar, il reste que la catégorie de l’extrême est probablement celle à travers laquelle l’Afrique se donnemieux à comprendre. Du moins dans ses dimensions sociales, politiques et économiques. Comment expliquer que malgré ses richesses naturelles et ses ressources humaines dispersées à travers le monde, l’Afrique laisse à désirer ? Je vois dans la négation du politique le facteur explicatif décisif.
Le politique comme espace relationnel
Le politique renvoie à l’espace commun où se déploient les interactions entre des êtres différents. C’est la sphère publique par excellence qui lie les hommes d’une manière qui leur permette de partager un monde commun. C’est donc cet espace relationnel qui rend possible l’existence d’une communauté d’intérêts, qui ne fait pas abstraction des différences qui existent en les humains.
Ainsi, une pensée du politique s’apparente à une mise ordre des interactions humaines, à une réflexion sur les principes normatifs censés régir l’espace commun. C’est, en termes philosophiques, réfléchir sur la nature de la vie en société et sur les finalités que doivent poursuivent la vie commune. Ce sont ces différentes interrogations qui conduisent inévitablement à soulever les questions liées au pouvoir et à son organisation, aux différentes formes de gouvernement, aux dispositifs institutionnels destinés à protéger le bien commun et à redistribuer équitablement les bénéfices issus de son exploitation. Or ce dont souffre l’Afrique, depuis la période postcoloniale, c’est d’avoir fait le pari de la négation du politique. C’est cette absence d’une pensée du politique, caractéristique commune de la majorité des sociétés africaines, qui est cause de tous les maux qui retiennent l’Afrique à la remorque du monde : autoritarisme, confiscation du pouvoir, conflits ethniques, inefficacité des services de santé, précarité du système d’éducation, violence des rapports sociaux, représentations patrimoniales du service dit public, absence de justice sociale, sous-développement, etc.
L’oubli du politique en Afrique
Trois facteurs ont contribué à l’oubli du politique en Afrique : les idéologies des indépendances ( le socialisme africain et le panafricanisme) qui ont postulé une représentation de la société qui niait la différence et donc la possibilité d’une communauté d’intérêts ; la représentation néo patrimoniale du pouvoir politique en Afrique ; les approches économiques de l’aide publique au développement, dont le double effet négatif fut la déresponsabilisation et la dépossession des populations africaines de leur pouvoir décisionnel.
Cet oubli du politique a encouragé, auprès des dirigeants africains surtout, une disposition d’esprit qui consiste à transférer dans les capitales occidentales les problèmes liés au développement et à la sécurité du continent : L’Afrique comme problème politique demeure éminemment une préoccupation internationale. D’où les stratégies d’extraversion que savent manier les dirigeants africains et l’endémique déresponsabilisation à laquelle celle-ci donne lieu.
Des sociétés apolitiques
Mais alors même que le problème est éminemment politique, on continue encore à parler d’augmentation de l’aide publique au développement, de renforcement de la coopération avec les pays riches. Ainsi met-on l’accent sur des considérations accessoires. Car comment parler de développement dans des sociétés apolitiques, c’est-à-dire là où les questions liées à l’organisation de la vie commune ne se sont jamais posées, où en fait n’existe pas une communauté d’intérêts ; là où la relation entre les gouvernements et les gouvernés n’est pas de nature contractuelle. N’est-ce pas parce qu’ils ne partagent un espace commun avec leurs populations que les dirigeants africains ne se sentent pas imputables devant les populations africaines ? ( « Alpha Condé n’a de compte à rendre à personne », disait sans gêne et avec confiance le ministre guinéen de la communication, Rachid N’Diaye )En l’absence d’une relation contractuelle entre gouvernants et gouvernés, comment rendre possible l’existence des mécanismes d’imputabilité ?
L’histoire politique de l’Afrique postcoloniale, c’est celled’une longue et tragique négation de l’idée du commun. C’est pourtant l’idée sans laquelle ne pourrait s’instituer l’espace propre du politique, l’espace public. Si donc l’Afrique veut amorcer une sortie victorieuse de la grande nuit, pour reprendre F. Fanon, elle devra travailler à susciter une manière d’être et de penser favorable à l’émergence d’un espace commun, d’où naîtra un État effectif et représentatif. Et ce sera alors le commencement d’un temps nouveau, celui de l’Afrotopia : « Un monde nouveau a besoin d’une nouvelle politique », disait déjà Tocqueville.