En Guinée, la tension politique se cristallise à nouveau au sujet de la Commission Electorale Nationale Indépendante (CENI). Le processus de révision des listes électorales qui vient de prendre fin alimente à foison de nouvelles polémiques dans le landerneau politique guinéen. Au moment où la mouvance présidentielle loue sa performance, l’opposition dirigée par Cellou et Sidya Touré, lui voue aux gémonies en l’accusant de tous les maux d’Israël. De la désignation de l’opérateur à l’enrôlement sur le terrain en passant par la fronde à l’intérieur, la CENI a essuyé des critiques de tous genres. Dans une entrevue exclusive qu’il a accordée à Guinéenews, son président, Me. Ahmadou Salif Kébé revient, sans langue de bois, sur tous ces axes. Lisez !
Guinéenews : cela fait maintenant un an que vous êtes à la tête de la Commission Electorale Nationale Indépendante. Pouvez-vous nous faire un bilan à mi-parcours ?
Me. A Salif Kébé : je vous remercie avant tout d’être venu jusqu’à nous pour vous enquérir des nouvelles de notre institution. C’est vrai, nous sommes à la tête de l’institution depuis un certain temps. Mais avant, nous avons été de tous les grands projets de la CENI. J’ai été directeur du département juridique pratiquement pendant sept ans. Maintenant en tant que président de la commission, j’ai eu à piloter un certain nombre d’activités dont l’organisation des élections locales. Et tenez-vous bien ! Depuis 12 ans, ces élections n’avaient pas été organisées ! Au sortir des négociations politiques, il nous a été demandé d’organisation ces élections sur la base du fichier consensuel. Alors, nous avons eu à bâtir un programme d’élections locales dans 342 circonscriptions.
Guinéenews : mais ce scrutin a accouché d’un contentieux électoral qui a fragilisé les relations entre votre institution et l’opposition ?
Me. A Salif Kébé : contentieux ? Il y a eu des contestations certes, mais si vous aviez bien remarqué, sur 342 circonscriptions, il n’y a eu que moins de 1% qui a fait l’objet de contestations. C’est-à-dire qu’il y avait seulement que quatre communes rurales et trois communes urbaines qui étaient concernées. Mais des solutions ont été trouvées. La solution juridique était déjà épuisée au niveau de la CENI. Et je vous apprends que la qualité de ces élections a été appréciée par les acteurs politiques. D’ailleurs, nous avons tout mis en œuvre pour qu’elles soient acceptées de tous. Ce qui a été effectivement le cas.
Guinéenews : on a aussi appris que vous en êtes sortis avec plusieurs recommandations ?
Me. A Salif Kébé : effectivement ! Nous en sommes sortis avec un certain nombre de contraintes dont la mise en œuvre des recommandations issues du rapport d’audit général du fichier électoral. Ce rapport nous avait accrédité de 77 recommandations à mettre en œuvre au niveau de la CENI et ailleurs. En dehors de 2 ou 3 recommandations où il est question du changement de la loi et l’installation du fichier de l’Etat civil, toutes les autres relèvent de la compétence de la CENI. Ainsi, à l’occasion des préparatifs des législatives du mois de février prochain, nous avons commencé à les mettre en œuvre. Je peux vous dire aujourd’hui que 70 à 80% de ces recommandations ont été mises en œuvre. Et c’est sur la base de cela que nous avions commencé l’enrôlement biométrique des électeurs dans l’optique des législatives et des présidentielles à venir. Nous avons actuellement beaucoup de projets en cours. En somme, je peux vous affirmer que le bilan est positif.
Guinéenews : qu’est-ce qui différencie la CENI d’aujourd’hui à celle d’hier ? Qu’est-ce qui a changé ?
Me. A Salif Kébé : je viens de vous dire que le bilan est positif. Il est positif dans la mesure où il y a beaucoup de choses inédites qui ont été faites. En plus d’avoir organisé ces élections qui ont été acceptées à 99%, nous avons refait complètement le système électoral, disons la technologie électorale de notre pays. Nous avons changé la méthode d’approche de la CENI d’alors. Celle qui consiste à aller vers les acteurs politiques, discuter avec eux et prendre en compte leurs préoccupations et leurs craintes pour pouvoir les transformer en objet de dialogue et de solutions qui vont dans le sens de l’amélioration de nos rapports.
Guinéenews : Pourtant malgré ces approches et avancées, les choses vont de mal en pis entre votre institution et l’opposition. Comment expliquez-vous cette incompréhension ?
Me. A Salif Kébé : c’est vrai ! Nous constatons malheureusement la détérioration des relations dans le milieu politique. Ce qui fait d’ailleurs que des résultats obtenus par la CENI ne sont pas forcément visibles. A cause des dissensions qui existent au sein de la classe politique du pays, Il y a du retard de ce côté. Mais que voulez-vous ? Il faut avancer et nous avançons. Ce que nous regrettons jusqu’à présent et nous ne désespérons pas de pouvoir la réaliser, c’est l’implication des NTIC dans la gestion de nos élections. Nous avons des propositions à faire aux acteurs politiques et au gouvernement pour que l’utilisation de la technologie puisse être une réalité dans l’organisation des élections dans notre pays.
Guinéenews : dites-moi, la CENI fait actuellement l’objet de beaucoup de griefs. Elle est décriée par l’opposition qui la traite de tous les maux d’Israël. Qu’est ce qui se passe réellement ?
Me. A Salif Kébé : bon, quand vous analysez les réclamations des uns et des autres, vous retrouverez grosso modo, deux, trois ou quatre éléments : le temps imparti pour l’enrôlement, l’équipement choisi pour l’enrôlement, la formation du personnel pour l’enrôlement et enfin les personnes que nous enrôlons. Quant au temps imparti, il faut que les gens sachent que la loi dit clairement que c’est le président de la CENI qui décide en cas de la révision exceptionnelle de la liste électorale. Et c’est ce que nous avons fait. Nous avons choisi de faire cet enrôlement en quatre et cinq semaines. En premier temps, nous avons identifié chaque électeur. Ce qui est l’une des grandes recommandations de l’audit du fichier. C’est la loi no 18 qui dit que le président de la CENI fixe un délai raisonnable de 25 jours. Rien n’a été inventé ! Nous avons identifié chaque électeur dans sa commune, dans sa localité, dans son quartier. Nous avons fait des fiches d’identification individuelles pour les électeurs que nous avons déposées au niveau de chaque CAERL qui, après le traitement, la dépose au niveau de chaque citoyen inscrit dans notre base de données. Après l’identification, vient la période d’enrôlement.
Guinéenews : pourquoi l’identification et à quoi ç’a servi ?
Me. A Salif Kébé : rappelez-vous qu’il y a à peu près dix ans que les personnes déplacées, des personnes décédées n’ont pas été extraites des bases de données. Ce qui mettait le doute dans notre base de données. Il y a des gens qui avaient égaré complètement leurs cartes au gré des changements des opérateurs internationaux que nous avons coptés pour notre travail. Des empreintes étaient en déperdition. Il fallait qu’on retrouve ces personnes-là. Nous avons identifié ces personnes qui n’avaient plus leurs empreintes dans la base de données. Nous avons répertorié toutes les personnes qui avaient des erreurs dans leurs noms. Elles ont été recherchées et retrouvées. Et des corrections ont été apportées sur leurs identités. Et ce n’est pas tout ! Il y a aussi des personnes qui avaient des identités incomplètes. Vous avez par exemple une filiation telle que : né le 11/11/19. Ça veut dire quoi ? Ce n’est pas 1979 ou 1999 …. Ça ne veut rien dire du tout ! Ce sont ces anomalies que nous avons extraites de la base de données.
Ces identifications terminées, nous sommes passés à la phase de l’enrôlement en demandant à tous ceux qui sont dans la base de données de tout faire pour s’enrôler… C’est une révision de la liste électorale ! Vous savez, un fichier permanent fait l’objet de révision. Il ne fait pas l’objet de nouveau recensement chaque année. Nous avons insisté sur l’enrôlement des jeunes qui viennent d’avoir 18 ans.
Guinéenews : à ce jour, M. le président, à combien pouvons-nous estimer le nombre des Guinéens qui se sont fait enrôler ?
Me. A Salif Kébé : à ce jour (lundi 16 décembre, Ndlr), sans la remontée des chiffres du samedi et dimanche (14, 15 décembre Ndlr), nous avons enrôlé 4.632.025 personnes sur 6.042.000 électeurs dans la base de données. Voyez-vous ? Nous avons fait énormément d’effort. Nous avons doublé le nombre de kits de 2000, on est passé à 4000. Même les CAREL. On est passé de 2000 à 4000. Beaucoup d’efforts ont été faits pour pouvoir toucher les électeurs. Mais comme vous le savez, le fichier ne se bâtit pas en une seule élection ou en une seule révision. Le fichier actuel a été bâti depuis 12 à 15 ans. D’Alpha numérique au fichier biométrique. Ce que nous avons mis 15 ans à bâtir, ce n’est pas en un an qu’il se fera !
Guinéenews : quelle touche Me. Salif Kébé et son équipe ont apporté à ce fichier ?
Me. A Salif Kébé : c’est vrai ! J’ai oublié de vous dire que nous avons repris l’installation de la base de données. Tous les serveurs ont été remis à plat pour installer de nouveaux serveurs de dernières générations avec des capacités extraordinaires. Jusqu’à 2030, nous n’avons pas besoin de serveurs. Nous avons acquis notre propre logiciel d’enrôlement. Nous n’avons plus besoin désormais de louer du logiciel à plus de 30 ou 40 millions d’Euros. C’est vrai ! Des critiques sont allées dans le sens de ces kits. Mais les gens ont oublié qu’il y a un temps d’adaptation et un temps de mise en route. Ce sont des machines neuves ! Il faut que les gens comprennent ! Dieu merci, cela est résorbé. La preuve, nous avons fait un score qu’aucune CENI n’a pu faire.
Guinéenews : et cette affaire de mineurs dont on parle ? Qu’en dites-vous ?
Me. A Salif Kébé : les gens en parlent. Et les partis politiques s’accusent mutuellement. Quand la mouvance accuse l’opposition d’avoir enrôlé les mineurs en Basse-Guinée, les gens de l’opposition accusent à leur tour la mouvance d’enrôler les mineurs en Haute-Guinée et en Guinée Forestière. Mais ce sont des choses que je connais depuis 2013. La part de vérité est infirme dans cette affaire. C’est d’ordre négligeable. De toutes les façons, nous continuons à vérifier. Si cela s’avère, nous allons les extraire de la base des données. Et aussi quand le logiciel que nous allons mettre en place sortira les résultats, je sortirai pour parler à la face du monde que tout ce qui a été dit c’était pour salir la CENI.
Guinéenews : donc vous ne croyez pas à cette accusation ?
Me. A Salif Kébé : ce n’est pas ce que j’ai dit. Je dis si de tels cas existent, c’est négligeable. Mais laissez-moi vous dire que les images qui défilent sur les réseaux sociaux, j’ai vu les mêmes photos en 2013 et en 2015. Ce sont des montages pour la plupart. Nous le savons. Mais on refuse d’entrer dans un jeu de ping-pong avec ces détracteurs en répondant à chaque moment à leur accusation. Sinon, il y a beaucoup de mensonges. Toutes les mesures ont été prises pour éviter ces choses. Les camps politiques s’en veulent. Quand ils n’ont pas d’arguments, ils s’en prennent à la personne du président de la CENI ou à l’institution. C’est malheureux !
Guinéenews : avez-vous réellement les moyens de votre politique ? C’est-à-dire est-ce que vous disposez de toutes les ressources financières pour les échéances futures ?
Me. Salif Kébé : nous en avons pour cette phase d’enrôlement, pour les opérations en cours. Des gros moyens ont été dégagés à cet effet. C’est vrai, la mise en œuvre des recommandations avait projeté un budget assez salé. La nouvelle loi sur la CENI a revu à la hausse le budget de la CENI. Au lieu de diminuer le personnel qu’on n’utilise même pas sur le terrain, cette loi a augmenté le nombre du personnel. De 2.062, on est passé à 5.066 personnes. On n’a pas besoin de toutes ces personnes.
Pour les législatives et les présidentielles, pour le traitement à la base, la sortie des listes provisoires et leur affichage, pour l’impression des cartes d’électeurs, la sensibilisation, la formation et tout ce qui s’en suit, nous n’avons pas encore eu les moyens.
Guinéenews : votre mot de la fin, monsieur le président ?
Me. Salif Kébé : je veux dire à la population guinéenne que la révision de la liste électorale a été une réussite. Une grande réussite ! Parce que pour la première fois une révision a atteint 4.632.000 électeurs sur 5 millions. Nous leurs disons merci pour cette grande mobilisation, pour cette discipline et le respect lors des opérations d’enrôlement. Surtout pour l’assistance apportée aux démembrements sur le terrain. Aux acteurs politiques, je leur demande de s’entendre sur le minimum.
Interview réalisée par Louis Célestin