Malgré la baisse du prix du carburant à la pompe en septembre dernier, malgré la dénonciation de la presse et la répression menée par les pouvoirs publics, le trafic d’essence n’a jamais aussi prospéré si ce n’est ces derniers temps. Les réseaux montés au large des côtes, sévissent à travers la capitale et dans les autres villes côtières… Du dépôt au tanker en passant par les petits ports de pêches artisanales, le trafic du carburant est l’une des activités principales des jeunes…Cette vieille activité fait le bonheur des piroguiers, des automobilistes et des patrons des unités industrielles. Il fait aujourd’hui vivre des milliers de familles de contrebandiers. Ce trafic bien que juteux, cause aussi beaucoup de dégâts et de préjudices à l’Etat et aux acteurs d’hydrocarbures.
Voyage au cœur du dépôt et sur les différents lieux de trafics
Les pistes des trafiquants
Les tankers transporteurs du carburant, avant de se poster au quai, se mettent d’abord en ras au large de Conakry, en attendant la libération des postes d’escale au port autonome. C’est l’occasion pour les contrebandiers de se ravitailler avec la complicité des matelots et autres travailleurs dans les paquebots. Ainsi, une fois informés de la présence de ces navires, les bandes de voyous viennent squatter dans les ports. Ils louent nuitamment les pirogues qu’ils remplissent de bidons et de fûts vides : « Nous recevons l’information depuis la haute mer de l’arrivée des Tankers. Nous prenons des dispositions dés l’information. On réunit des fonds et on communique le montant et le nombre de litres à nos partenaires dans les paquebots. Une fois en ras ici, nous louons les pirogues et on fonce la nuit », nous apprend, A. B, un vieux trafiquant du carburant expérimenté, domicilié dans le quartier Coronthie, à Kaloum.
La tuyauterie entre les bateaux et les cuves
Après le vol au niveau des tankers, la piste la plus utilisée reste la tuyauterie entre le bateau dans l’enceinte du port et les cuves à Coronthie. C’est de ce côté que passe les voyous pour se ravitailler nuitamment. Ils utilisent les gros tuyaux souterrains qui partent du bateau aux cuves. Ils déboulonnent les tuyaux et s’introduisent à l’aide des torches. Une fois au fond, on leur descend des bidons vides de vingt litres qu’ils remplissent de carburant pour être tirés par ceux qui sont restés en surface.
Selon les acteurs interrogés, l’opération se fait sous le couvert des forces de sécurités affectées sur les lieux pour la surveillance. Ces truands et leurs complices peuvent obtenir pour une seule nuit des centaines de bidons qu’ils cachent dans le bidonville de Coronthie. « Nous déboulonnons les tuyaux pour avoir accès à l’intérieur. Après, un de nous s’introduit à l’aide d’une corde et on lui envoie des bidons vides. Il fait le plein. Une fois en surface, nous les transportons dans le quartier en passant par le large du côté SONIT-PECHE. Puisque beaucoup d’entre nous sont domiciliés à Coronthie, nous réquisitionnons une des concessions où habitent ces amis, pour la vente. On appelle nos clients qui parfois eux-mêmes viennent chercher le produit. Souvent, nous appelons et ils nous disent où parquer les bidons ».
Les ports artisanaux ou les débarcadères
Les ports artisanaux ou les débarcadères de Conakry et des villes côtières du pays sont des pistes utilisées pour ceux qui volent les produits pétroliers en haute mer. Lorsque les trafiquants sont informés de la présence de ces paquebots en haute mer, ils louent des pirogues pour convoyer les bidons et les fûts remplis de carburant. « L’opération s’effectue tard la nuit quand tout le monde dort. Nous associons les gardes de côtes et avec la complicité de certains agents de la marine nous faisons la navette sans être inquiétés. Avant, on utilisait le port de Boulbinet pour descendre les bidons et les mettre hors du regard de certains curieux. Mais avec les opérations inopinées ces derniers temps des antigangs, nous sommes tournés vers les autres petits ports tels que Boussoura, Bonfi, Kaporo. Les ports et même Kaporo. On a aussi des indices qui surveillent les mouvements des équipes mises en place par les nouvelles autorités et autres forces de répression. La preuve. Dés qu’un corps étranger met le pied dans le port de Boussoura, tout le monde est alerté. Et il en est ainsi pour les autres lieux de dépôts de nos produits…On est désormais plus que vigilants », soutient fièrement M.C, un jeune trafiquant rencontré au quartier Téménetaye dans la commune de Kaloum.
La technique de vol la plus sophistiquée se pratique au moment du ravitaillement des citernes au dépôt. Selon les témoignages, les agents chargés de mettre du carburant dans les citernes, en complicité avec les chauffeurs, dépassent le plein. Lors de notre passage, le week-end dernier, de notre position au restaurant situé au 5ème étage d’un hôtel qui surplombe le garage des citernes, nous avons constaté un mouvement de foule autour des citernes remplies de carburant. Dès que les camions citernes franchissent le portail du dépôt, il traverse la route pour se diriger au lieu du stationnement, de l’autre côté de la route où attendent une foule de jeunes gens munis de bidons de vingt litres. C’est là que les voyous de chauffeurs s’arrangent à faire le premier dépotage. Le surplus du carburant enlevé, les camions citernes partent pour les stations d’essence. Curieux quand on sait cette zone est gardée vingt-quatre heures sur vingt-quatre par les forces de sécurité et de vigiles! Que se passe-t-il pour que cette opération se fasse au nez et à la barbe des forces de l’ordre? Du côté de la gendarmerie. On nie en bloc l’existence d’un tel trafic dans les installations de la Société de Pétrole où stationnent les camions citernes.
Retenons que tous les quartiers de la commune de Kaloum ont des lieux où des dépôts du carburant volé. Les zones les plus réputées sont entre autres Coronthie, Temenetaye, Sandervalia et Boulbinet où les chefs de quartiers et autres chefs de secteurs sont complices.
Qui sont les clients du carburant volé ?
Les pêcheurs et autres piroguiers qui vont en haute mer sont les premiers clients des produits pétroliers trafiqués. Ce carburant bon prix fait les affaires des propriétaires des pirogues à moteurs hors bord ainsi que les Chinois détenteurs des petits bateaux de pêches. Ces pirogues et petits bateaux sont ravitaillés dans les petits quais des ports artisanaux situés au large de Conakry et des villes côtières. Il y a aussi les petits détaillants et les femmes vendeuses à la sauvette le long des grandes voies de la capitale et des grandes villes de l’intérieur du pays. Traqués par la junte militaire, ces détaillants résistent pour s’installer au bord des routes pour, dit-on, « dépanner » les automobilistes en cas de panne sèche.
« C’est notre business. Cette activité ne date pas d’aujourd’hui. Nous achetons l’essence ou le gazoil avec des réseaux à bas prix et on le revend aux automobilistes, surtout les taximen et les conducteurs motos-taxis qui roulent avec un ou deux litres. Les nouvelles autorités nous traquent mais on a pris le dessus. Quand on a compris que les militaires voulaient abuser, on remplissait les bouteilles avec le colorant mélangé d’eau. Quand ils viennent, ils font le plein de leurs pick-up avec. Ils démarrent en trompe et après quelques mètres, le véhicule s’immobilise. Alors il faut vider le réservoir et le nettoyer…Fatigués d’être victimes à chaque sortie, ils nous ont collés la paix », se réjouit notre interlocuteur.
Un trafic juteux parce qu’une affaire de plusieurs milliards
Selon nos enquêtes, ce phénomène prend de plus en plus d’ampleur parce qu’il n’est pas assez combattu par les gouvernants. Le problème est resté invisible pendant de nombreuses années, les gens ne reconnaissant pas le trafic d’hydrocarbures en aval comme un problème. C’est une affaire de plusieurs milliards qui touche de nombreuses personnes dans le pays. C’est un trafic à grande échelle entretenu par les gros bonnets. L’essence de contrebande représente plus de 50% de la consommation nationale.
Selon M.L Camara, un membre influent du réseau, la plupart des gens qui font la parade à Conakry avec des grosses cylindrées, sont liés aux réseaux de trafiquants du carburant : « Ces nouveaux riches qui distribuent aujourd’hui de l’argent à tout vent, qui narguent tout le monde, qui affichent leurs images à travers la ville et chantés par les artistes, sont des acteurs de ce réseau de trafiquant d’hydrocarbures. Ce sont des membres influents du cartel comme on le dit dans notre jargon. Ils sont devenus milliardaires grâce au vol du carburant. Même si aujourd’hui ils se servent d’autres activités comme la pêche, ils se sont enrichis à partir des cuves et des bidons», dénonce-t-il.
Un trafic dangereux !
Ce trafic juteux auquel s’adonnent plusieurs jeunes, cause parfois beaucoup de dégâts et d’accidents mortels. Le plus récent accident date de 2017, dans les installations de la Société Guinéenne de Pétrole, quand trois voleurs de carburant furent brûlés vifs. Partis ce jour pour l’opération, les bandits ne se sont pas compris. Ils auraient discuté pendant des heures sur le partage du butin des opérations précédentes avant de se rendre sur le site. Réussis à passer la clôture, un des voyous descend dans le tuyau. Il sort deux bidons. Au moment de remonter le troisième, un des dissidents de l’opération du jour surgit avec le briquet en main. Il menace d’enflammer si on ne lui règle pas le reliquat de la première opération. Malgré les interventions des uns et des autres, il met sa menace en exécution. Il allume le feu sur son ami au fond du tuyau. Ça explose avec trois morts sur le champ. Le quatrième mourra après quelques jours d’hospitalisation au CHU d’Ignace Deen.
Ainsi plusieurs personnes ont trouvé la mort sur le chemin de ce trafic. D’autres en mer, largués par leurs amis ou par chavirement de la pirogue ou par naufrage. Certains dans le tuyau suffoqués après avoir inhalé l’odeur piquante du carburant ou par le feu dans les domiciles.
Que disent les responsables des hydrocarbures et que font-ils face à ce phénomène ?
A la Direction des Hydrocarbures, on nous apprend que c’est une direction qui vient à peine d’être installée. Toutefois, les dispositions seraient en train d’être prises pour mettre fin à cette pratique. Comme quoi, ce trafic vieux de plusieurs décennies est connu de tous. Ça ne date pas d’aujourd’hui. « Nous venons d’être installés ! Nous sommes les derniers-nés des directions. On a fait l’état des lieux et on n’a recensé tous les problèmes. Ce phénomène dont vous parlez est connu, mais ça ne date pas d’aujourd’hui. Et nous pensons que les responsables de la Société Guinéenne de Pétrole ont pris récemment des mesures après l’accident qui a eu lieu en 2017 dans les locaux de la société », soutient un responsable de la Direction des Hydrocarbures qui a bien voulu garder l’anonymat.
A la Société Guinéenne de Pétrole, M. Niaré Mamadou, l’ex gestionnaire des Stations et l’ex secrétaire général du ministère d’Hydrocarbures du régime défunt, nous apprend que depuis le dernier accident qui s’est produit dans les installations de la SGP, à Coronthie, les mesures ont été prises contre le réseau : « Les bandits opéraient à partir de la tuyauterie entre les bateaux et les cuves. Ils déboulonnent les gros tuyaux et s’introduisent à l’intérieur pour puiser le carburant. Nous avons pris des mesures qu’il faut pour les empêcher. Le lieu est désormais sécurisé avec la présence des forces de sécurité. On a fait le mur. Ce qui va les empêcher d’avoir accès au site. De l’autre côté du port, les mêmes dispositifs sont mis en place. Je ne sais pas comment ils vont franchir tous ces obstacles pour venir puiser le carburant dans les tuyaux »
A la question de savoir ce que la société perd sous le règne des trafiquants, aucune réponse ne nous a été donnée. Toutes nos tentatives auprès des services financiers furent vaines. Personne n’a daigné décrocher le téléphone. Pour nos interlocuteurs, le pétrole est une denrée importante dans le fonctionnement d’un Etat. Donc classé dossier sensible. Pas question de tout dévoiler à la presse.
Interrogés sur ce trafic, les gendarmes postés au dépôt et ceux d’escadron mobile No1 de Kaloum ainsi que les agents de police qui travaillent dans les ports de pêches de Boulbinet, de Temenetaye, de Boussoura, de Bonfi et de Kaporo sont unanimes. Ils sont loin d’être complices d’un réseau quelconque. « Ceux qui vous ont donné l’information ne vous ont pas dit la vérité. Nous veillons sur le site nuit et jour. Jamais on a été complice des voyous qui pompent le carburant. Nous n’avons rien à voir avec les voleurs. Au contraire. Nous les pourchassons. Il faut plutôt nous féliciter que de nous accuser d’être complices des voleurs. Allez-vous renseigner ailleurs messieurs les journalistes ! », tranchera le lieutenant Moussa D. rencontré au poste de surveillance de la SGP à Coronthie.
Quant aux responsables du ministère de la Pêche affectés dans les ports artisanaux, lieux de trafic, ils soutiennent tous qu’ils ne sont au courant de rien, sauf que les pêcheurs vont sur la mer et reviennent avec le poisson. Ont-ils joué aux faux fuyants ? En tout cas, personne de ce côté n’a voulu se prononcer sur le trafic du carburant.
Comment couper les racines de ce mal difficile à éradiquer ?
A cette question, un ministre répondra : « Pas facile d’éradiquer une activité qui nourrit des milliers de familles. On ne peut pas régler ce problème uniquement par les contrôles policiers et douaniers. Si cela était suffisant, la contrebande d’essence aurait été déjà éradiquée. L’Etat doit agir sérieusement et non se limiter simplement à des sorties sporadiques des forces de l’ordre et à des campagnes publicitaires. Le gouvernement doit combattre la contrebande comme le terrorisme. Couper les racines de ces voyous en commençant par supprimer les points de vente, les stations-services sauvages le long des routes, obliger les pêcheurs à payer leur carburant dans les stations-essence».