L’histoire de la bauxite en Guinée reflète les ratés d’une élite prédatrice qui s’est distinguée plus par sa capacité de saisir et monopoliser le pouvoir que de bâtir une nation libre et prospère. Votre quotidien a mené des enquêtes et consulté plusieurs archives historiques afin de puiser des leçons utiles qui permettraient aux décideurs de rectifier le tir en vue de créer un cercle vertueux d’industrialisation et développement autour des opérations minières bauxitiques.
Phase pré-coloniale: les débuts du destin industriel de la Guinée
Longtemps avant sa naissance, la Guinée a été marquée par un destin de puissance économique et industrielle à l’échelle régionale et continentale. Le pays était promis à un bel avenir et son histoire précoloniale et coloniale le prouve. C’est en 1463 que le navigateur portugais Pedro de Sintra « découvre » pour le monde occidental la Guinée actuelle. Son point d’accueil est l’Ile de Kassa (alors appelé Sourigbé) qui ouvrir la Guinée au monde extérieur. Durant les siècles suivants, les Anglais, Français, Allemands, Portugais et Espagnols ont cherché à établir une présence commerciale sur les côtes bénies du pays. Les Anglais furent les premiers à acquérir des concessions sur les Iles de Loos et de Tombo contre le paiement d’une redevance annuelle à l’élite locale. L’argent facile ainsi obtenu du colon blanc et la disposition de l’élite locale à monnayer sa collaboration rappelle la « politique du ventre » qui fait bonne recette dans la gouvernance actuelle du pays.
Sous la domination anglaise, l’Ile de Kassa devient un pôle industriel. Tout débute en 1755, quand l’entrepreneur anglais Miles Barber établi une usine de réparation de bateaux sur l’ile. Avec tous les bateaux qui y passent, la réputation de l’Ile comme une zone industrielle atteint des contrées lointaines. Au point que l’Ile fut connue des étrangers sous le nom de « Factory Island » (« l’Ile Usine »). C’était le début d’un développement commercial et industriel qui allait se propager sur tous les coins de l’Ile Kassa et s’étendre vers l’Ile Tombo (actuel centre administratif de Conakry) où des factoreries furent établies par des sociétés françaises, anglaises, allemandes, et portugaises. Par exemple le quartier Boulbinet tire son nom de la factorerie d’un allemand appelé Boulbin, alors que Coronthie vient du mot portugais Corinti. La troisième ile sœur, nommée Crawford Island, était tristement célèbre pour avoir été un repaire de pirates et de corsaires. C’est peut-être la raison pour laquelle les guides touristiques soutiennent que l’Ile avait inspiré le célèbre roman « l’Ile au Trésor » (paru en 1883) de l’écrivain écossait Robert Louis Stevenson.
Vers 1750, les rivalités entre Français, Anglais et Portugais s’intensifiaient dans la région. Les années 1800 marquent le début de la conquête coloniale de la région. Le 30 Juin 1880, les colons français signent un traité avec les roitelets locaux pour obtenir des concessions sur l’Ile de Tombo (dont le village de Conakry) et ses environs. Tombo dépendait alors du Royaume de Dubréka, fondé vers 1600 par un intrépide chasseur d’éléphants du nom de Soumba Toumany. Le nom actuel vient de l’infuence anglaise (Dubréka est une altération de « Day Break » ou « lever du jour ») qui a aussi introduit plusieurs mots anglais comme « wundari » (window) ou « makiti » (market) dans la langue locale.
Les concessions francaises sont acquises contre la somme rondelette de 400 gourdes, une belle fortune en ces temps. Contre ce paiement annuel, le drapeau français fut hissé sur le village de Conakry dans l’Ile de Tombo. Le 1er février 1885, les français obtiennent des roitelets locaux la signature d’un amendement au traité pour leur donner la partie ouest de Tombo moyennant « un petit cadeau ». Le 1er Juillet 1885, les Français renforcent leur mainmise à Conakry à travers un Décret créant le Cercle de Dubréka qui aurai désormais comme commandant de Cercle un Français du nom de Dr. Pereton. C’est le début de la colonisation du pays. Pour la bonne mesure un roitelet collaborateur est installé et grassement payé par le colon pour contribuer à faire adhérer la population à la domination coloniale. Le 12 Octobre 1886, la France renforce sa mainmise sur le pays en nommant Jean-Marie Bayol comme lieutenant-gouverneur du Territoire des Rivières du Sud et Dépendances. Ce territoire sera géré à partir du Sénégal, et le 1er janvier 1890, l’île de Tombo est choisie comme résidence du gouvernement de cette nouvelle colonie. Le 10 Mars 1893, par un décret royal, la France décide que la colonie des « Rivières du Sud » sera autonome et aura désormais le nom de « Guinée Française ».
Mais la zone industrielle des iles de Loos reste toujours sous domination anglaise. Ce n’est que le 8 Avril 1904 que iles seront incorporées à la Guinée dite française à la suite de la signature d’un traité entre la France et l’Angleterre. La cession des Iles de Loos marquera peut-être pour toujours le destin économique et politique de la Guinée. Les colons français avaient voulu effacer tout vestige de présence anglophone. L’enseignement de l’anglais est supprimé, les archives brulées. L’Ile Crawford Island sera rebaptisée Ile Roume (du nom du gouverneur de l’AOF Ernest Roume qui venait s’y ressourcer). Au lieu de continuer son destin de puissance industrielle d’inspiration anglo-saxonne basée sur le système juridique du « common law » (droit commun) qui a été à la base de l’essor économique de bon nombre de pays industrialisés (Royaume Uni, Etats-Unis, Canada, Malaisie, etc.), le berceau de l’industrialisation de la Guinée s’est retrouvé dans l’escarcelle du système juridique (Code Civil) d’inspiration française qui fait la part belle à l’Etat au détriment de l’initiative privée.
Sur le plan politique, ce système a engendré un peu partout en Afrique, et particulièrement en Guinée, des dictatures et des démocraties de façade (appelées « démocratures ») qui ont largement contribué au retard économique et politique des pays francophones. Ainsi, il est rare d’entendre parler de tripatouillage constitutionnel dans les pays anglophones d’Afrique (Ghana, Sierra Leone, Liberia, Botswana, Kenya, Tanzanie, Afrique du Sud). La rare exception fut en Novembre 2006, quand le General Obasanjo avait demandé à son Parlement un troisième mandat. Il n’oubliera jamais la claque et la rebuffade humiliante qu’il avait eue comme réponse. En revanche, dans les pays francophones dépendant du Code Napoléon, (Guinée, Burkina Faso, Sénégal, Togo, Côte d’Ivoire, Mali, RDC, Cameroun, Burundi…), la loi est traitée comme un instrument à géométrie variable, taillable sur mesure, pour se conformer à la volonté du Chef de l’Etat. D’où la tentation de tripatouillage constitutionnel.
Phase coloniale: Les mines au service de l’industrialisation du pays
La base de l’industrialisation de la Guinée reposant sur le secteur minier étaient posées depuis plus de 60 ans durant le temps colonial. Contrairement à l’extraction effrénée de la bauxite brute qui est devenue la mode de nos jours, le colon avait établi un plan de développement qui préconisait que chaque exploitation minière soit réalisée sous forme de complexe industriel. C’est ainsi que Conakry a été le premier champ d’expérimentation de l’industrialisation du pays sur la base de valorisation locale des minerais. Kaloum, avec sa cuirasse latéritique provenant de l’érosion de la dunite sur laquelle repose la capitale, a favorisé la formation d’un gisement de fer. D’autre part, les syénites nephéniliniques sur lesquelles reposent les Iles de Loos, au large de Conakry, se sont altérées pour donner naissance à un gisement de latérite bauxitique. Le gisement de fer du Kaloum fut découvert en 1904. Il a fallu atteindre 1948 pour sa mise en concession par la Compagnie Minière de Conakry sise à l’actuel quartier Minière. Malgré la qualité modeste du minerai (50% de fer et 2% de chrome), des installations industrielles complexes sont érigées pour assurer une capacité de production de 1,5 millions de tonnes. Les investissements s’élèvent à plusieurs centaines de millions de francs et concernent les réalisations portuaires, ferroviaires, énergétiques, et même la construction d’une cité minière à Rogbane. L’exportation du minerai de fer commence en 1953. Ce projet sera le seul véritable projet de mise en valeur d’un gisement de fer jamais réalise en Guinée. Pendant plus de soixante ans, l’élite Guinéenne peine à développer les immenses ressources de minerai de fer du pays. En dehors du gisement de Yomboeli, à Forécariah, qui avait fait l’objet d’une débrouillardise minimaliste ayant conduit la société Forécariah Guinea Mining SA, filiale de Bellzone, à bâcler le projet et à déclarer faillite en 2014, il n’y a eu aucun progrès sur le secteur du fer. Simandou et Nimba continuent leur doux sommeil, alors que le régime répète les erreurs et inepties dans les négociations pour leur mise en œuvre.
Pendant l’ère coloniale, le développement de la bauxite va graduellement doter le pays de ses plus importantes installations industrielles. La Société des Bauxites du Midi (filiale française de la grande société canadienne ALCAN) explorait les Îles de Loos durant les années 1930. Les premières prospections du minerai sont menées en 1936 et dès 1937 les travaux d’installation dans l’Ile de Tamara sont lancés. L ; exploitation commence en 1939, mais est interrompue par la guerre mondiale. La Société Pechiney (France) avait de son côté identifié les gisements de bauxite de Friguiagbé-Kindia dès 1942, mais avait préféré miser sur les plateaux bauxitiques de Fria proches du fleuve Konkouré. En 1954, pendant que Pechiney étudiait les possibilités d’une usine d’alumine à Fria, la Société des Bauxites du Midi évaluait l’implantation d’une usine d’alumine dans le Kakandé. Toutes les deux sociétés prévoyaient deux phases : la première phase concernant l’extraction de la bauxite brute et sa transformation locale en alumine ; et la deuxième phase concernant l’électrométallurgie (fonderie d’aluminium) sur la base du développement du potentiel hydro-électrique de Souapiti. Près de 70 milliards d’anciens francs français seront investis dans l’opération afin d’implanter un complexe industriel et toute une cité minière. Ce n’est qu’en 1960 que les travaux finiront avec l’exportation de la première tonne d’alumine.
De son côté, la Société des Bauxites du Midi avait déjà donne le ton en 1953 sur la manière de lier le développement de bauxite guinéenne à l’industrialisation du pays. Au lieu de se contenter de l’exportation de bauxite brute, la société avait établi le premier complexe minier du pays : une mine et une usine d’enrichissement de la bauxite dont les vestiges existent de nos jours au milieu de l’île de Kassa, près de la pointe du Mât. Comme ce qui se fait à Kamsar de nos jours, l’usine de Kassa permettait de valoriser la bauxite produite à travers le broyage, le lavage, et le séchage avec des brûleurs à l’huile lourde. Le minerai enrichi est ainsi stocké, puis transporté par des convoyeurs à bandes sur un wharf où les bateaux pourraient accoster. Les premières tonnes de bauxite enrichie sont sorties vers Juin 1952. Les installations comprennent une cité minière, avec un club, une salle de tennis et un dispensaire.
Afin de maximiser l’impact sur le développement, les projets de bauxite de Fria et Boké incluaient des investissements industriels et infrastructurels lourds. Dans le projet Fria, l’Américain Olin Matheison Chemical Corporation s’engage pour 48,5% des capitaux et rentre en partenariat avec Pechiney de la France (26,5% des capitaux), British Aluminium Ltd du Royaume Uni (10%), Aluminium Industrie A.G.de la Suisse (10%) et Vereinigte Aluminium Werke AG de l’Allemagne (5%). Les travaux préparatoires sont lancés en 1954. En 1956 la société internationale pour la fabrication de l’alumine dénommée Société FRIA est créée. Contrairement à la Guinea Alumina Corporation qui s’était arrangée pour ne pas transformer la bauxite en Guinée, la Société FRIA avait adopté un schéma de développement minier axé sur l’industrialisation de la Guinée. Selon un récit de Jean Suret-Canale, célèbre géographe et spécialiste de la Guinée, l’Assemblée Territoriale de la Guinée était tellement intéressée à ce modelé de développement qu’elle avait adopté en 1957 une motion dans laquelle elle manifestait son souhait que « l’industrialisation amorcée par Fria soit complétée par l’édification d’un complexe industriel permettant à la Guinée de disposer du cycle complet allant de de l’extraction de la bauxite à la production des produits finis (articles d’aluminium) »
Ce vœu sera poursuivi activement par le régime de Sékou Touré, durant les premières années d’Indépendance. Alors que Pechiney avait réalisé le défi d’implanter la première usine d’alumine en terre africaine à Fria, la Société des Bauxites du Midi trainait sur l’usine d’alumine de Kamsar. Après avoir rencontré des difficultés de financement, la société opte pour la stratégie que poursuit Guinea Alumina Corporation de nos jours. Elle proposer de reporter aux calendes grecques la construction de l’usine d’alumine et d’exporter la bauxite brute. Mal lui en pris, car le régime Sékou Touré était resté ferme : si la société ne livre pas une usine d’alumine dans le délai convenu, elle perd tous ses droits miniers. Devant les tergiversations des Bauxites du Midi, le Gouvernement Guinéen déclare un « procès-verbal de carence » et prend des mesures immédiates pour rompre les accords avec la société et nationaliser tous les droits miniers qu’elle détenait sur les Iles de Loos et à Boké. Le Gouvernement se tourne alors vers les Américains, malgré sa rhétorique anti-impérialiste. C’est ainsi que l’accord de Boké sera signé en 1962 avec Halco Mining Inc, qui représente un consortium des plus gros producteurs d’aluminium menés par les géants de l’aluminium. Ici aussi, l’accord comportait la clause de transformation progressive de la bauxite brute en alumine puis en aluminium et produits dérivés. Mais à partir de ce temps le président Guinéen entame sa dérive autoritaire. Puisque l’opposition démocratique était impossible, des complots réels sont fomentés contre le régime par des Guinéens soucieux de la dérive dictatoriale. Sékou Touré va réprimer dans le sang ces complots et en profiter pour éliminer la crème de la crème de l’élite à travers des complots imaginaires. Manquant d’élite capable, la Guinée va bâcler toutes les opportunités de s’offrir un développement industriel et énergétique sur la base de sa richesse bauxitique.
Phase post-coloniale: Après 60 ans de Souveraineté, c’est l’éternel recommencement
A la suite des échecs politico-économiques successifs des régimes Touré et Conté, il était attendu du régime Condé de relever le défi de la transformation locale de la bauxite, phase incontournable de l’industrialisation du pays. Mais c’est l’éternel recommencement. Plutôt que de marquer la rupture, la nouvelle élite a opté pour des raccourcis faciles en transformant tous les projets d’industrialisation à base de bauxite conçus sous Lansana Conté en simple projets d’extraction de bauxite brute. L’élite se targue de neuf usines d’alumine en jachère, mais aucun investisseur n’a décidé d’aller de l’avant à cause des risques élevés dus à la mal gouvernance ambiante. Toutes les sociétés ont opté de reporter aux calendes grecques la construction de complexes industriels. La Société Global Alumina Corporation promet d’envisager une usine d’alumine de 2 millions de tonnes en 2022. La Société des Bauxites de Guinée envisage une aluminerie en Moyenne Guinée ; Henan envisage une usine à Boffa ; la COBAB pense revoir son plan d’usine d’alumine de 2 millions de tonnes après l’ouragan électoral de 2020 ; TBEA parle aussi vaguement de plans d’usines d’alumine ; la SMB a signé un accord pour une raffinerie de 1 million de tonnes, mais pas pour demain. Pour parer au plus pressé, il a été décidé de vider les projets de bauxite de tout leur contenu de développement pour ne contrarier les investisseurs. En lieu et place de ports, chemins de fer, centrales électriques, cités minières, le Gouvernement a accepté l’effort minimal dans les infrastructures (transport par route jusqu’à des terminaux fluviaux, puis transfert sur des barges en vue d’une évacuation en haute mer où la bauxite est chargée dans les bateaux par des installations flottantes).
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Après avoir vidé les projets de leur contenu de développement, l’élite a mis l’accélérateur sur la production de bauxite brute. Le niveau de production a plus que triplé depuis le temps de Conté, mais sans le développement attendu. En 2017, la Guinée produit près de 60 millions de tonnes de tonnes de bauxite brute, dont 15 millions pour la Compagnie des Bauxites de Guinée (CBG), 30 millions pour la Société Minière de Boké (SMB), 2 millions pour Henan Chine, 3 millions pour la Compagnie de Bauxites de Kindia (CBK), 1 million pour Dian-Dian, 1,5 million pour Alufer, 2 millions pour la Guinéenne des Mines. La SMB compte doubler sa production de 30 à 60 millions de tonnes, ce qui va porter la production totale à 90 millions de tonnes et propulser la Guinée au rang de premier exportateur de bauxite brute devant l’Australie. Les infrastructures significatives de cette expansion sont pour le moment la seule ligne de chemin fer de 135 Km reliant les gisements de la SMB à Boké à ceux de Boffa.
A cette production actuelle, il faudrait ajouter la production attendue de Guinea Alumina Corporation (GAC) qui va lancer l’exploitation d’un gisement de 1 milliard de tonnes de réserves avec une production annuelle de 12 millions de tonnes, Alufer Mining avec une production de 5,5 millions de tonnes, Alliance Mining Commodities (réserves de 1 milliard de tonnes). En plus il y a les intérêts chinois portant sur la fameuse convention des 20 milliards de dollars. Ce sont notamment les avoirs bauxitiques attribués à Chinalco (1,5 milliards de tonnes de réserves), State Power Investment Corporation (900 millions de tonnes de réserves), Tebian Electric Apparatus Stock (TBEA, 864 millions tonnes) et CDM Chine (400 millions de tonnes).
La Guinée est donc en voie de devenir le plus gros exportateur de bauxite brute dans le monde. Pour arriver à cette position dominante mais peu enviable, le pays damé le pion à l’Inde, au Brésil et la Chine qui produisent la bauxite essentiellement pour la transformation locale en alumine, et l’Indonésie qui a décidé de bannir l’exportation de bauxite brute pour imposer aux sociétés minières la transformation locale du produit pour une meilleure valeur ajoutée. Afin de rehausser l’impact de la bauxite brute sur l’emploi et la création d’entreprise, le Gouvernement guinéen a fait quelques efforts pour mettre en place un cadre de sous-traitance locale. Une Bourse de Sous-Traitance est créée à cet effet, mais a peu de chances d’aboutir à cause des possibilités limitées de la bauxite brute et la politisation de la sous-traitance locale. Par exemple, le seul domaine qui offrait une possibilité d’implication des Guinéens est le transport par camion du minerai. Si on met de côté l’aspect environnemental négatif de cette méthode de transport de grands tonnages de minerais en vrac, il y a le fait que le régime s’est arrangé à verrouiller ces possibilités pour ses amis et alliés, dont d’anciennes grosses huiles reconverties en contractuels miniers et même en détenteurs de titres miniers.
Phase actuelle: le manque d’ambition industrielle de l’élite
L’élite sous le régime de Condé a donc repris les grands chantiers miniers du régime de Lansana Conté, mais avec beaucoup moins d‘ambition pour de développement le pays. Le minimalisme et le bradage qui caractérisent la nouvelle politique minière reflètent un manque criard d’ambition patriotique. C’est d’ailleurs le Président Alpha Condé qui est le premier à fustiger le manque d’ambition de ses Ministres. Le 11 Juin passé, lors de l’inauguration de la semaine nationale du numérique, le Président avait pris à partie le Ministre Moustapha Mamy Diaby. Ce Ministre, dans un discours de griot, vantait le fait que la Guinée avait atteint 30% d’accès à l’internet grâce au leadership continental du Président Alpha Condé qu’il affuble du titre de « bulldozer » pour la circonstance. Imperturbable, le Président lui avait répondu : « vous avez manque d’ambition…l’accès internet de 30% en Guinée est de 50% sur le plan africain. Le Rwanda avec une superficie huit fois inférieure à combien de kilomètres ? Le Rwanda a déjà 4 000 kilomètres de fibre optique. Cela veut dire que nous avons à travailler pour aller à 15 mille ou 20 mille kilomètres ». Et de conclure : « c’est vrai qu’on vient de très loin, mais soyons un peu modestes. On est encore très loin ! »
Même situation lors de la sixième Edition du Symposium minier tenu le 25 Avril 2019. Alors que le Ministre des Mines vantait les mérites d’un « boom minier sans précèdent », le Président présentait une vision très différente : « notre vision est celle de transformer nos matières agricoles et minières en produits finis et passer du stade de la bauxite et de l’alumine à l’aluminium … Nous avons voulu éviter les erreurs commises par d’autres pays miniers. » D’ailleurs reconnaissant que le boom n’a pas été accompagné d’infrastructures de développement, le thème central du symposium était la synergie entre mines et infrastructures. Malgré les effets d’annonce, le Gouvernement semble s’accommoder de la politique actuelle axée sur la promotion de la bauxite brute qui nécessite seulement des infrastructures minimales
Afin de masquer le manque de résultats, l’élite est en train de vendre à la population le mirage du développement. Elle multiplie les efforts de communication pour faire croire que le miracle économique de la bauxite est en train de se réaliser. Le Ministre des Investissements vante les progrès dans le classement “Doing Business” de la Banque mondiale, mais oublie de dire que selon le rapport récent « Doing Business », la Guinée occupe le peloton de la queue avec son piètre classement de 152/190 (derrière le Mali, la Gambie, le Burkina Faso) et son score de 51,51/100 qui est au dessous de la moyenne de toute l’Afrique. Il fait croire à 38 000 entreprises et 114 000 emplois créés entre 2014-2019 alors que le taux de chômage est resté pratiquement autour de 4,5% durant toute la période, selon les statistiques des organisations internationales compétentes en la matière.
Le Gouvernement se félicite de nouveaux hôtels construits par des prives et soutient que la Guinée est devenue un pôle d’attraction touristique. Pourtant selon la source faisant autorité en la matière https://data.worldbank.org/ les arrivées de touriste en Guinée pour l’année 2017 (environ 60,000) sont loin derrière le Mali (193 000), la RCA (120 000), le Niger (164 000) sans parler du Sénégal (1,4 millions) ou de la Côte d’Ivoire (1,8 million) ou du Ghana (1 million). D’autre part, les hôtels de luxe qui sont exhibes comme étant le symbole du succès économique du régime, peinent à atteindre un taux d’occupation normal. D’ailleurs, c’est le Ministre du Tourisme en personne qui tire la sonnette d’alarme dans une déclaration rapportée par le confrère Guineetime le 27 Juillet 2018 : “Malheureusement, à ce jour, le taux d’occupation- des hôtels de luxe- tourne de 20 à 30 pour cent, ce qui est une catastrophe, je pèse bien mes mots pour des hôtels de haut standing qui ont des charges fixes qu’on ne peut pas compresser.”
Dans la même lancée propagandiste, le Premier Ministre a mis au crédit de son gouvernement une croissance moyenne de plus de 10% entre 2016 et 2018, alors que la croissance officielle était autour de 10% en 2016, 8% en 2017, et 6% en 2018 selon les chiffres validés par le FMI. Ceci est loin d’une moyenne de 10% mais qu’à cela ne tienne : un niveau de croissance de 10% ne devrait pas passer inaperçu par l’homme de la rue ou la ménagère guinéenne. Dans une économie en forte croissance de plus de 10%, les effets d’entraînement diffusent la richesse dans plus d’un secteur et profitent à une grande partie de la population. Or ce n’est pas encore le cas en Guinée.
Dans le récent rapport ITIE de 2019 (couvrant l’exercice 2017), la contribution de la bauxite au Trésor s’est accrue d’environ 1000 milliards, de 2 393 milliards GNF a 3 277,2 milliards GNF (36%), mais sa part dans le revenu du secteur extractif a chuté de 82% à 75.81%. Ces résultats interviennent alors que la production de bauxite progressait de 33 millions de tonnes à 53 millions de tonnes, soit plus de 60%. Donc c’est beaucoup de tonnage (plus de 60%) pour des retombées moindres (36% de progression de recettes). Le paradoxe de mines sans développement qui colle à la Guinée depuis des décennies devient de plus en plus évident. C’est vrai que les mines en elles-mêmes ne peuvent pas enrichir un pays, mais mieux gérées elles pourraient catalyser le développement du pays, comme les cas du Botswana et du Chili le démontrent.
Ainsi, le boom de la bauxite vient rejoindre les multiples paradoxes sous le régime Condé : croissance sans développement, pays “Château d’Eau” sans eau dans les robinets, grands barrages sans électricité régulière dans les foyers, démocratie sans alternance. L’élite est passée maître dans l’art de mentir au peuple et de créer des apparences de progrès pour éblouir les partenaires techniques et financiers et la population.
Perspectives d’avenir: les leçons utiles de l’Australie et du Ghana
Après près d’un siècle d’expérience dans l’industrie de la bauxite, la Guinée peine toujours à suivre l’exemple de pays producteurs de bauxite pourtant sous-développés (Jamaïque, le Suriname, Guyane, Indonésie) pour mettre en valeur son potentiel minier. Jusque-là, la Guinée s’est contentée d’exporter la bauxite brute à faible valeur ajoutée. Le pays devenue le plus grand exportateur de bauxite brut du monde, alors que tous les pays producteurs transforment au moins une partie de leur bauxite en produit intermédiaire (alumine) ou final (aluminium) avant de l’exporter.
L’Australie, que la Guinée compte déclasser de la place de premier pays exportateur mondial, est un pays développé avec une économie diversifiée, où la bauxite joue un rôle très minime. La production annuelle de bauxite se situait à 84 millions de tonnes en 2016, et n’est pas géographiquement concentrée comme en Guinée. Elle concerne les États de l’Australie Occidentale (environ 60% de la production), de Queensland (environ 30%) et le Territoire du Nord (environ 10%). Au lieu d’une multiplicité de mines et de compagnies, la totalité de la production de bauxite concerne cinq mines (Weipa, Gove, Huntly, Boddington et Willowdale) exploitées par quatre sociétés de grand nom, notamment Rio Tinto et Alcoa.
L’Australie ne se limite pas à produire la bauxite brute. La bauxite est traitée pour donner au minimum la bauxite calcinée de haute valeur. Le pays a réussi à intégrer la bauxite dans son tissu industriel. Les cinq mines de bauxite sont associées à sept usines d’alumine, 5 fonderies d’aluminium, douze usines de fabrication d’aluminium, et trois usines de feuilles d’aluminium. Ce qui fait que l’Australie est à la fois premier exportateur de bauxite (84 millions de tonnes), premier exportateur d’alumine (21 millions de tonnes) et quatrième exportateur d’aluminium (1.6 millions de tonnes). La production de bauxite génère au pays 10 milliards de dollars en recettes d’exportation, et près d’un milliard de dollars en salaires pour les 6351 employés du secteur.
Le Ghana est un autre exemple, pour la Guinée. Son premier leader Kwame Nkrumah avait saisi l’enjeu de la bauxite. En 1961, il trouve des partenariats avec les Américains pour construire le barrage d’Akosombo et couple le barrage à une fonderie d’aluminium. Sa vision était d’exploiter les riches réserves de bauxites du Ghana et les transformer sur place en aluminium. Une génération plus tard, les leaders Ghanéens sont en train d’implanter une industrie intégrée de bauxite-alumine-aluminium. Le Gouvernement Ghanéen a mis en place aune entité étatique, la GIADC (Ghana Integrated Aluminium Development Corporation) chargée de développer une industrie intégrée de l’aluminium avec l’appui d’experts ghanéens et étrangers. La GIADC est déjà engagée dans de nombreuses négociations avec des investisseurs potentiels dans la filière bauxite-alumine-aluminium. En March 2019, en marge de la 14eme conférence sur le partenariat en l’Inde et l’Afrique, le Vice-Président ghanéen avait rencontré le Premier Ministre guinéen pour envisager une collaboration sur la bauxite. Mais les Ghanéens ont signifié qu’ils ne voudraient pas suivre le chemin de la Guinée. A l’issue de l’entretien avec le Premier Ministre, le Vice-Président ghanéen avait déclaré : « Ce que nous envisageons de faire pour la bauxite au Ghana est très similaire à ce que vous faites en Guinée, mais aussi très diffèrent sur plusieurs aspects. La Guinée possède les réserves de bauxite et les mines en exploitation. En ce qui nous concerne nous voulons aller plus loin dans la chaîne de valeur. Nous n’allons pas nous limiter à la production minière, nous allons passer à la transformation locale. Après nous irons à la fabrication avec la fonderie de VALCO ». Le VP explique que comme la Guinée se positionne en exportateur de bauxite brute, le Ghana souhaiterait un partenariat où la Guinée vendrait sa production au Ghana qui va alors transformer la bauxite en alumine, puis en aluminium de haute valeur ajoutée. Imperturbable, le VP ghanéen poursuit : « La vision de mon pays est d’avoir un partenariat avec la Guinée et d’autres pays qui acceptent de devenir des fournisseurs à nos raffineries et qui apportent leur bauxite brute pour alimenter notre fonderie. Ceci va booster l’économie ghanéenne et générer des recettes additionnelles en devises pour le pays. » Voilà qui est bien dit pour celui qui se préoccupe des intérêts à long terme de son pays. Au Premier Ministre guinéen de tirer les leçons.
En conclusion, les promesses de la bauxite risquent d’être un mirage si le Gouvernement continue sa politique actuelle. En matière d’industrialisation, la Guinée devrait au moins s’inspirer de l’esprit bâtisseur du colon qui avait jeté les bases du développement du pays. D’autre part, au lieu de promouvoir une croissance appauvrissante qui laisse aussi des séquelles environnementales sérieuses, des pertes de terres arables et de moyens de survie, la Guinée gagnerait à suivre l’exemple de l’Australie ou celui de pays en développement comme le Ghana pour asseoir les bases d’une industrie bauxitique mieux intégrée dans l’économie et qui sert de base à l’industrialisation et la modernisation de la Guinée. Il suffit à la nouvelle élite de faire preuve de patriotisme et d’ambition, d’aider Alpha Condé à apaiser le climat politique, de privilégier l’amélioration du climat des investissements, et de renforcer gouvernance politique et économique pour réduire la perception de risque de la Guinée. C’est le chemin incontournable pour attirer des investisseurs de taille dans la transformation des réserves immenses de bauxite en un développement transformationnel pour le pays.
L’équipe de rédaction de Guinéenews©