La plupart des manuels scolaires offerts par les partenaires au développement atterrissent dans les plateaux des vendeuses et dans les brouettes des vendeurs ambulants de nos marchés. Ceci, au vu et au su de tout le monde. A propos de ce commerce illicite de manuels scolaires les statistiques sont effarantes. Ainsi vous avez sept millions trois cent soixante-trois mille quatre cent dix-sept livres de Français, d’Histoire et de Géographie ; 452.386 livres de Sciences d’Observation et de Mathématiques ; 726.877 manuels scolaires réimprimés pour le collège et destinés à la distribution gratuite aux élèves aussi bien de Conakry que de l’intérieur du pays, qui sont exposés le long des rues, sur les tables des bouquinistes au marché de Madina. Dossier.
Ce commerce de manuels scolaires est « juteux » et fait les affaires des petits imprimeurs de la place et des commerçants « illettrés ».
Conséquence : les écoliers guinéens sont assis dans les salles de classes sans aucun livre sous la main.
Les imprimeries privées et les bouquinistes narguent les parents d’élèves
15.000, 20.000, 25.000 francs guinéens. Voilà les sommes que déboursent les parents d’élèves à chaque rentrée scolaire, pour faire le plein des sacs de leurs enfants. Du moins pour des familles qui ont des moyens. Les autres enfants se rendent en classe les sacs vides. Et pourtant, le gouvernement appuyé par les partenaires au développement a tout mis en œuvre pour épargner aux parents d’élèves des difficultés à chaque rentrée scolaire. Ainsi, la politique de l’école gratuite et obligatoire pour tous les enfants guinéens, prônée par le Président Alpha Condé et son gouvernement, est contrariée sur le terrain par les imprimeurs privés, aidés de leurs complices bouquinistes.
Mais comment ces manuels scolaires destinés aux Directions Communales et Préfectorales de l’Education, pour leurs établissements scolaires respectifs ont pu transiter par les imprimeries privées, pour se retrouver dans les « librairies-par-terre » et dans les mains des vendeurs ambulants ?
Au mois d’octobre dernier, nous avons surpris un parent d’élèves en discussion avec une femme qui vendait des manuels scolaires sur la tête. Ce père de famille qui a, à sa charge une dizaine d’écoliers, et qui voulait ce jour-là se procurer quelques livres, constate sur la couverture de certains livres, le cachet marquant la note : « interdit de vendre et de louer ».
Ne comprenant pas la situation, il s’en prend à la pauvre vendeuse sur le trottoir. Cette scène insolite attire notre attention. Et nous voilà donc au marché de Madina (ENIPRA).
Dans ce temple des « librairies-par-terre », tous les libraires interrogés ont nié connaître la provenance des manuels scolaires en leur possession, pensant que nous voulons leur arracher le marché.
Sur notre insistance, ils se sont mis à table pour nous apprendre qu’ils sont ravitaillés chaque début d’année scolaire. Par qui ? Des « grossistes » dont ils refusent de donner les identités.
« Nous ne faisons pas de commandes. On nous sert et nous payons cash. Les gens nous convoient des cartons que nous recevons ici et nous versons l’argent sur place. Les cahiers que vous voyez-là viennent du Sénégal et de la Sierra-Leone. On a des fournisseurs dans ces deux pays qui nous ravitaillent chaque année. Certains livres proviennent de la Côte d’Ivoire et du Sénégal qui sensiblement ont le même programme que la Guinée », nous apprend un vieux bouquiniste à ENIPRA (Madina). Pendant que voisin, lui, s’est enflammé en nous renvoyant au ministère de l’Education Nationale ou au siège des institutions donatrices. Et de leur demander à qui ils ont remis les cartons de manuels scolaires pour distribution gratuite. « Mais allez-y vous renseigner au niveau des Directions Communales de l’Education ou au ministère de l’Education Nationale ! Allez voir au siège des institutions qui ont payé les soumissionnaires, ils vous diront à qui ils ont remis les fournitures scolaires pour distribuer. Vous nous interrogez si comme nous sommes des voleurs des manuels scolaires… Nous ne sommes pas des receleurs, s’il vous plaît ! Allez-y ! Nous ne voulons pas de problèmes ».
Quant à MC, un autre vendeur de manuels scolaires, interrogé sur ce commerce illicite, il avoue avoir reçu des cartons de livres, tous portant la marque : « Interdit de vendre et de louer ».
Vente illicite des manuels scolaires, une activité vieille de 35 ans
Pour MC, la vente des manuels scolaires offerts gratuitement à l’Etat guinéen est un commerce vieux de 35 ans.
« Ce n’est pas aujourd’hui que nous avons commencé à vendre les livres. Rappelez-vous ! Avec l’avènement du CMRN en 1984. Les gens ont pillé les librairies et autres maisons d’archives. Tous les documents étaient jetés dans la rue, y compris les manuels scolaires. L’Imprimerie Lumbumba a été mise à sac et les livres destinés aux écoliers, les manuels didactiques, les cahiers s’étaient retrouvés dans la rue… Tout est parti de là. Depuis lors, tout ce qui est remis à l’Etat sous forme de dons se transforment en marchandises et deviennent le fonds de commerce de certains cadres véreux. Et je vous apprends que ce ne sont pas les commerçants qui se déplacent pour la commande. Les cartons, on ne sait d’où ils proviennent, nous trouvent ici. On paie au cash… Ce sont des affaires. Que voulez-vous ? Nous ne cherchons pas à savoir si c’est pour distribuer gratuitement aux élèves dans les écoles. On prend et on vend. C’est tout ! »
L’INRAP menace de sévir contre le fléau
Après le marché de Madina et les environs de la mairie de Dixinn, aux alentours du Stade 28 septembre, nous nous sommes rendus dans les locaux de l’Institut Nationale de Recherche des Actions Pédagogique où nous avons rencontré M. Malick Bah, le directeur adjoint et concepteur des programmes scolaires. L’un des auteurs des manuels scolaires utilisés en Guinée. Pour M. Bah, cette vente illicite des manuels scolaires ne concerne pas son institution. L’INRAP, selon notre interlocuteur, a pour rôle de concevoir le programme des manuels d’enseignement. Une fois la conception terminée, il fait un avis d’appel d’offres international évalué par le marché public. « L’INRAP n’a rien à avoir avec la distribution des manuels scolaires. Ce n’est pas notre rôle. Nous concevons le programme et cherchons un soumissionnaire pour ce qui est de l’impression et de l’acheminement vers les Directions Communales et Préfectorales pour la distribution dans les écoles. Mais bien avant la distribution, on nous envoie les spécimens…. Notre rôle s’arrête à la conception des documents. Nous constatons comme vous que ces manuels scolaires exposés sur les marchés. Moi-même qui vous parle, j’achète les livres de mes enfants sur les marchés comme tout le monde. C’est dommage que voulez-vous ? », S’est-il interrogé, d’un air déçu.
De l’audit de la Banque mondiale sur la gestion des manuels scolaires livrés
A la question de savoir, si les cadres du ministère et les responsables de l’INRAP ne sont pas complices de ce trafic de manuels scolaires, M. Bah persiste et signe que son institution ni le département de l’Education Nationale ne sont impliqués dans ce commerce illicite. Par ailleurs, il nous apprend que la Banque Mondiale vient de faire un audit sur la gestion des manuels scolaires livrés dans les Directions Communales et Préfectorales. Lequel audit, selon lui, a prouvé l’innocence des directeurs communaux et préfectoraux de l’Education ayant reçu des manuels scolaires, dons des partenaires au développement.
« Je vous apprends aussi que la Banque Mondiale vient de faire un audit dans les DCE et les DPE. Il n’y a eu aucune trace de détournement de manuels scolaires. Les documents ont été distribués dans les écoles publiques et même dans les établissements scolaires privés dans certaines communes. Et tenez-vous bien ! Les entreprises soumissionnaires ont présenté les bons de livraisons. »
Pour ce que compte faire les responsables de l’INRAP face à cette réalité, le directeur adjoint de l’INRAP soutient que les dispositions seront prises les jours à venir pour contrecarrer les trafiquants et les imprimeurs cachés dans les quartiers ou à l’extérieur. «… Nous y pensons. Notre souhait est de voir les manuels scolaires sécurisés. Nous allons prendre des mesures pour mettre fin à la piraterie et aux trafics. Vous les journalistes pouvez aider le ministère dans ce sens », estime M. Malick Bah.
Motus, bouche cousue au ministère de l’Education Nationale
Au ministère de tutelle, c’est l’indifférence et le silence absolu. Le ministre Mory Sangaré et ses collaborateurs ne veulent pas entendre l’affaire des manuels scolaires vendus dans la rue. Quand nous nous sommes rendus au département, aucun service n’a voulu nous recevoir. Au cabinet du ministre, on nous a laissé entendre que ni le ministre ni la Secrétaire générale et même le chef de cabinet n’étaient prêts à nous recevoir pour parler de la vente des manuels scolaires.
Les imprimeries locales pointées du doigt…
Après plusieurs tentatives infructueuses auprès des responsables du ministère, nous avons tendu notre micro dans les couloirs où on nous apprend que certains cadres seraient en connivence avec les commerçants et les imprimeurs de la place.
De ce contact, serait né le trafic. « Les imprimeurs aidés des informaticiens viennent ici prendre les spécimens des livres au programme pour aller les copier et les réimprimer. Les commerçants nantis vont jusqu’à Dubaï ou en Chine pour imprimer les manuels scolaires avec la complicité de nos cadres. Ce sont ces cartons que vous voyez sur les marchés… La quasi-totalité des livres scolaires sont frauduleusement imprimés ici pour le marché noir. Regardez (Il nous sort un Syllaber « Mamadou et Bineta » imprimé localement Ndlr) ce document, il n’est pas original ! Tous les livres sont fabriqués dans les imprimeries de la place », nous confie un fonctionnaire au département de l’Education Nationale qui a requis l’anonymat.
Comme on le voit, les efforts du gouvernement guinéen et de ses partenaires sont ruinés chaque année par les faussaires avec la complicité des cadres du ministère de l’Education Nationale. Que faire aujourd’hui pour freiner l’hémorragie, afin que l’écolier guinéen soit en possession de son dû sans que ses parents aient à débourser des fortunes ? Là demeure toute la question.