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Dossier – Justice guinéenne de 1958 à nos jours: la difficile conquête d’une confiance des justiciables

De Damantang Camara à Me Cheick Sako, la Guinée a connu 27 ministres de la Justice. Si entre 1958 et 2018, beaucoup d’eau ont coulé sous le pont, les griefs des justiciables contre la justice guinéenne sont presque restés les mêmes. En plus,  la situation dans les prisons demeure préoccupante. Notre dossier !

 «En Guinée, sans argent, tu vas toujours perdre tes procès », estime Ahmed Touré, citoyen de Conakry. Un jugement qui illustre l’éternel manque de confiance entre la justice guinéenne et ses justiciables. Mais, pour beaucoup d’acteurs de cette justice, les choses ont bien évolué.

«Quand on a un gouverneur de Conakry qui a été condamné, des autorités qui se présentent à la barre suite à des plaintes de simples citoyens, des citoyens qui s’en sortent bien après avoir insulté le Président de la République, vous pouvez bien vous dire que les choses ont évolué dans ce pays », réplique le juriste Moussa Camara.

Revenant sur l’histoire de la justice guinéenne, il souligne que le respect de la présomption d’innocence, le secret de l’instruction, la présence de l’avocat dès la garde à vue, la protection et la garantie de l’intégrité physique ont longtemps manqué à la justice guinéenne. Surtout, durant la première République. A l’époque où «le juge ou procureur pouvait en même temps être député à l’Assemblée populaire nationale ».

Dans une contribution à l’atelier de Réflexion du Club Demain la Guinée,  le juriste et anthropologue Nabbie Ibrahim « Baby » Soumah indiquait en 2011 que « les pouvoirs du Président Ahmed Sékou Touré avaient été renforcés par la deuxième Constitution guinéenne du 14 mai 1984: il pouvait même légiférer de sa propre initiative. « Pendant toute la seconde partie de la ‘’ Révolution ‘’ guinéenne, la Constitution proclamait l’unicité et la confusion des pouvoirs exercés, en dernière instance, par le ‘’ Responsable suprême de la Révolution ‘’», poursuit-il.

L’évolution de la Justice guinéenne n’est pas linéaire

Professeur agrégé à l’Université de Sonfonia, avocat et ancien ministre de la Justice, Togba Zogbélémou estime que la justice guinéenne n’a pas suivi une évolution linéaire, contrairement à la Côte d’Ivoire où il a été avocat et enseignant pendant 17 ans, avant de rentrer en Guinée en 1995.

«Durant la première République, la Guinée a exercé un droit très marqué par l’idéologie politique. Puisqu’à l’époque, on disait que le droit était au service de la Révolution. Ce caractère révolutionnaire du droit avait donc laissé une incidence sur le fonctionnement de la justice », explique le Professeur Zogbélémou. Alors, poursuit-il, la plupart des juges du droit Révolutionnaire ne connaissaient pas le droit et la justice des Etats libéraux.

« La justice, c’est moi »  

En 1984, la Guinée qui a décidé de rompre avec la Révolution suite à la mort de Sékou Touré et la prise du pouvoir par l’Armée, s’ouvre au libéralisme économique. Le système judiciaire devrait donc changer pour s’adapter à la nouvelle donne. Les partenaires financiers sont prêts à apporter leur aide à la Guinée, mais ils conditionnent leurs aides à une amélioration du système judiciaire. Puisque, en plus d’être déphasés, les magistrats sont aussi accusés d’être corrompus.

De fait, après Sékou Touré, le libéralisme a été « presque sauvage ». Favorisant ainsi la corruption dans tous les secteurs socioéconomiques. Les magistrats, mal payés – seuls six des 87 magistrats à Conakry touchaient un salaire mensuel de 300 mille en 1986 –, avaient du mal à résister à la corruption de  ceux qui voulaient profiter de ce libéralisme sauvage.

 «Quand je suis arrivé à la tête du ministère de la Justice  en 1996, la situation n’avait vraiment pas changé. Il y avait un fond de vérité dans les griefs qu’on portait contre la justice », s’en souvient Me Togba Zogbélémou.

Dans les années 90, il n’y avait pas que le besoin de formation des magistrats. Il fallait une réorganisation du système judiciaire.  En octobre 1992, une table ronde de six jours tenue au Palais des Nations, avait abouti trois ans plus tard à la  loi 95/021/CTRN du 6 juin 1995 portant réorganisation de la justice en République de Guinée. Celle-ci avait dans son article premier, créé, outre la Cour suprême, les juridictions suivantes : les cours d’appel (2), les juridictions ordinaires (ou de droit commun) et les juridictions d’exception. Mais, dans la plupart des juridictions naissantes, les conditions de travail sont difficiles pour les magistrats. On est obligé de loger certaines juridictions dans des habitations privées. Dans les juridictions de certaines villes, les greffiers sont obligés d’aller saisir les jugements dehors. A l’époque, à Kankan, les juges partagent les mêmes bureaux que les procureurs dans un bâtiment qui servait aussi de dancing les week-ends.

Bien avant la table ronde de 1992, le gouvernement de Lansana Conté avait entamé dès 1986 des séances de formation pour des magistrats avec pour objectif, entre autres, de répondre aux exigences des bailleurs de fonds – notamment les institutions de Breton Wood.

Les mesures de réforme prises par le gouvernement de Conté vont s’avérer payant en 1997. L’année à laquelle la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International ont rayé le point concernant la justice des préalables pour aider la Guinée.

Avec le ministre Maurice Togba Zogbélémou, successeur de Dr Salifou Sylla (1992-1996), les réformes vont se poursuivre. En 1996, le code de procédure pénale datait de 1959,  le code pénal révolutionnaire datait de 1966 et le code de procédure civile de 1983. « Il a fallu qu’on s’attaque très rapidement à la réforme des textes. Ainsi, en 1998 on a sorti un nouveau code pénal, un nouveau code de procédure pénale et un nouveau code de procédure civile », explique le Professeur Zogbélémou. « En plus, nous avons réorganisé l’inspection générale des services judiciaires qui n’avait pas de statut réel… Nous avons aussi réorganisé le Centre de formation et de documentation judiciaire. Il fallait que ces structures servent d’appui aux actions que nous avions engagées », a poursuivi l’ancien ministre de la Justice dans un entretien avec Guinéenews.

En plus de former les magistrats de la Révolution, il fallait aussi recruter de nouveaux juges et procureurs en vue d’améliorer le ratio de magistrats par habitant. Les lois sur le statut particulier des magistrats et le Conseil supérieur de la magistrature existaient depuis 1991. Mais ni l’une, ni l’autre n’est appliquée. Alors, plusieurs des conditions à remplir pour être magistrats sont mises de côté. Comme pendant la première République, dans les années 90, tous ceux qui faisaient droit étaient considérés comme magistrats. «Même ceux qui n’étaient pas dans la carrière judiciaire étaient appelé magistrats. Il suffisait de sortir du département de droit et d’être intégré dans la fonction publique. C’était pourtant une grande erreur », déplore Me Zogbélémou qui dit avoir décidé de mettre fin à cela.

«C’est le  ministère de la Fonction publique qui conférait la qualité de magistrat aux gens. J’ai trouvé les gens avec leur statut de magistrat, je ne pouvais donc rien pour changer ce statut. Par contre, j’ai demandé à onze d’entre eux, qui venaient d’être recrutés, d’accepter de se former au Centre de formation et de documentation judiciaire pour une période de deux ans. Ils ont accepté, et ils ont été bien formés ».  Par la suite, Me Togba Zogbélémou avait également demandé à son homologue de la Fonction publique d’annuler tous les arrêtés qui engageaient des juristes comme magistrats dans la fonction publique.

A l’époque, c’est le ministère de la Fonction publique qui délivrait également les agréments d’exercice du métier d’avocat. Voulant changer la donne, Me Zogbélémou fait  recruter quelque 67 juristes. Après deux ans de formation, dix-huit d’entre eux sont retenus à la suite de l’examen final  en vue d’augmenter le nombre d’avocats dans le pays.

En 2001, feu Abou Camara est nommé à la place de Maurice Togba Zogbélémou. Avec le nouveau ministre, le ministère de la Fonction publique commence de nouveau à injecter des magistrats dans la fonction publique. Des greffiers qui s’étaient recyclés deviennent eux aussi magistrats. «Par ce système, on a injecté dans la fonction publique des personnes qui n’en avaient pas la formation. Cela explique  en partie les insuffisances professionnelles reprochées parfois aux magistrats », estime Me Zogbélémou… Avec le ministre Abou Camara, même les 49 juristes qui ont échoué à l’examen d’admission à la profession d’avocat sont autorisés à exercer la profession.

Si des magistrats sont formés, des textes réformés… la situation demeure préoccupante dans les prisons où la construction ou la rénovation des infrastructures ne suit pas le rythme de l’évolution rapide de la population carcérale. Pire, la justice est sous domination totale du pouvoir de Lansana Conté qui, lui-même, ne s’interdit pas de s’immiscer, s’il le faut, dans le fonctionnement de la justice.  Le 16 décembre 2006, Lansana Conté se rend à la prison de Conakry et fait libérer Mamadou Sylla placé sous mandat de dépôt pour un détournement présumé de biens publics. Il affirmera à la télévision : « la justice, c’est moi… »  Le feu Président avait estimé que son ami avait été emprisonné à tort. Raison pour laquelle il était allé le chercher en prison.

Dans cette situation de corruption généralisée et de domination de l’exécutif, les magistrats ne feront pas mieux que les autres citoyens. Même s’ils exercent un métier qualifié de noble.

Les véritables réformes

Après la mort de Lansana Conté en fin 2008, le CNDD ouvre une transition politique qui se terminera deux ans plus tard. Moussa Dadis Camara, le président de la junte militaire, ne s’empêche pas de critiquer ouvertement, et en public, les magistrats qu’il qualifie de corrompus. Mais, au lieu de s’attaquer à la réforme du secteur, Capitaine Dadis va créer un secrétariat d’Etat chargé des Conflits. Une sorte de justice parallèle qui fera soulever magistrats et auxiliaires justice.  Dadis, lui-même, va, dans ses célèbres « Dadis Show »,  jusqu’à jouer le rôle de procureur dans certaines affaires. «Si vous paralysez la démocratie, je vous paralyserai », avait-il d’ailleurs lâché contre des magistrats qui protestaient contre  la suppression du secrétariat d’Etat chargé des conflits et l’augmentation de leur salaire à 3 500 000 francs guinéens.

A son arrivée au pouvoir en 2010, Alpha Condé  inscrit la Justice sur la liste des priorités. Cela, en vue d’instaurer l’État de droit et soigner l’image du pays. Trois mois après son installation, le premier gouvernement organise les États généraux de la justice avec pour objectif de diagnostiquer les problèmes du secteur. Tout a été mis à nu, notamment l’impunité, la dépendance économique et politique des magistrats, le manque d’infrastructures… Il ne restait qu’à appliquer les recommandations. À la faveur du premier remaniement ministériel intervenu en octobre 2012, le ministère de la Justice est érigé en ministère d’État. L’avocat Christian Sow, ministre de la Justice d’alors, devient  le numéro deux du gouvernement. Mais les accusations contre lui, notamment pour « son ingérence dans des procès », couplées à quelques mésententes avec Alpha Condé, l’ont fait remplacer en janvier 2014. Me Cheick Sacko, jusqu’ici avocat au barreau de Montpellier (France), est nommé à sa place. C’est celui-ci qui réalisera les plus importantes des réformes jamais menées en faveur de la Justice guinéenne.

Cheick Sako a, à son actif, la mise en place en 2014,  du Conseil Supérieur de la Magistrature. C’est lui aussi qui a  fait signer à la même année le décret d’application du statut particulier des magistrats. Ce décret, les magistrats le réclamait depuis l’adoption du statut en 1991. Pour le président Alpha Condé, la mise en place du Conseil Supérieur de la Magistrature marquait le vrai déclenchement du processus de réformes du secteur de la Justice. Ainsi, en 2014, Alpha Condé enchainait la mise en place du Conseil supérieur par la validation du programme de réforme décennal élaboré par le Comité de pilotage des réformes de la Justice et soutenu par les partenaires internationaux. Pour autant, le statut particulier des magistrats et le Conseil supérieur de la magistrature n’ont pas pu faire taire les critiques contre les magistrats. Avec un salaire de huit millions de francs guinéens dans un pays où le Smig est de 450 000 francs guinéens, les magistrats sont vraiment bien payés. Mais, très souvent, on entend des citoyens et même des autorités se plaindre de la conduite des robins. «Je pensais que les magistrats allaient s’approprier de ces outils pour marquer leur indépendance à la fois vis-à-vis des gouvernants et vis-à-vis des justiciables. Il ne faut pas oublier que la raison d’être même du Conseil supérieur de la magistrature, c’est de garantir l’indépendance de la justice à travers celle de ses serviteurs que sont les juges », déplore un juriste du pays.

Les critiques à l’encontre des magistrats sont parfois justifiés par des décisions du Conseil supérieur de la magistrature. Déjà, en 2015, le Conseil sanctionnait quatre magistrats dont une révocation pour « escroquerie ».

 Me Togba Zogbélémou explique le comportement de certains magistrats par l’environnement général national. «Quelle est cette institution de l’Etat qui fonctionne aujourd’hui à la satisfaction de la population. Les juges sont dans un environnement national qui impacte leur comportement. Si vous êtes dans un pays où l’impunité est devenue un système de gouvernance, vous avez des scandales de corruption qui sont ignorés. Pensez-vous que le juge est un extraterrestre ?», réplique l’ancien ministre de la Justice aux reproches faits aux magistrats.

 «Si on appliquait véritablement la règle de droit, si nos institutions fonctionnaient correctement, si on avait des hommes choisis sur la base de la compétence, les choses se passeraient autrement dans notre pays », estime-t-il.

Au-delà de son engagement à réformer le secteur de la justice, Me Cheick Sako a eu la chance de bénéficier de la contribution du Parju (Programme d’appui à la réforme du secteur de la justice). Avec ce programme financé par l’Union européenne, Me Cheick Sako a pu améliorer le ratio de magistrats par habitant. Il a aussi fait rajeunir le corps des magistrats. La Guinée compte en 2018 quelques 387 magistrats après deux concours de recrutement intervenus au cours des trois dernières années.

La réforme a fait ériger des justices de paix en tribunaux de première instance. Et, les tribunaux jugent les crimes depuis 2017 en lieu et place des couteuses assises. Ce sont les accusés qui payaient le prix fort de ces assises. A cause de leur irrégularité, des accusés ont dû attendre plus de 10 ans en prison avant d’être jugés.

Me Cheick Sako est également ce ministre qui a donné l’espoir aux victimes du massacre de 2009. En septembre, à l’occasion de la commémoration des 9 ans de ce massacre, les organisations de défense des droits de l’Homme n’ont pas manqué de louer les efforts du ministre.

Concernant les infrastructures, depuis 2017, la chancellerie est finalement dans un siège digne de nom. A la faveur de la célébration tournante de la fête de l’indépendance, certaines juridictions ont été réhabilitées dans les régions de Boké, N’Zérékoré et Kankan. Dans les autres régions, les  infrastructures restent dans l’ensemble vieillissantes et insuffisantes. A l’image des trois  tribunaux de première instance de Conakry dont deux sont logés dans de vieux bâtiments privés.

 Quid de la Haute Cour de justice ?

Sous Alpha Condé, un gouverneur de la ville de Conakry a été condamné en 2011.  Son successeur, feu Soriba Sorel a été relaxé dans un autre procès. Et même l’actuel gouverneur de la ville de Conakry, le général Mathurin Bangoura, est prévenu dans un autre procès qui n’a pas encore connu son verdict.

Par ailleurs, le tribunal militaire mis en place en 2013 a déjà condamné des officiers de l’armée dont l’ancien chef d’Etat-major Nouhou Thiam – qui est aussi jugé avec Sékou Resco dans un autre procès pour racisme, ethnocentrisme, régionalisme, crime et délit dans l’exercice de leurs fonctions en 2010. Sauf qu’aucun président, ni ministre, de Sékou Touré à Alpha Condé, n’a jamais été jugé en Guinée pour sa gestion. Néanmoins des anciens ministres comme Ahmed Kanté (ancien ministre des Mines), Ousmane Doré (ex-ministre de l’Economie et des Finances) et Mahmoud Camara (ancien ministre de l’Agriculture, ndlr) ont été jugés pour ‘’détournement de fonds’’. Mais, si aucun ministre en fonction ne peut être jugé aujourd’hui en Guinée, c’est parce que la Haute Cour de Justice n’a jamais vu le jour. La constitution de 2010 modifiant la composition de cette cour, il fallait alors modifier la loi organique de 1991 avant de procéder à la mise en place de la juridiction. Selon nos dernières informations obtenues auprès de l’Assemblée nationale, le texte a été voté et il y aurait même eu un arrêt de la Cour constitutionnelle sur ce texte. Au ministère de la Justice, nous n’avons obtenu aucune réponse à notre question de savoir pourquoi la mise en place de cette Haute Cour traine… En attendant la mise en place de cette juridiction, nombreux sont des Guinéens qui estiment que la justice ne s’améliore que contre les faibles seulement.

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