Par Youssouf Sylla, analyste-juriste à Conakry.
Ce dérapage est dû au soutien indéfectible de François Mitterand à Juvénal Habyarimana, président du Rwanda de 1973 à 1994, ancienne colonie belge d’Afrique orientale. C’est en effet sous le président Valéry Giscard d’Estaing qu’un Accord particulier d’assistance militaire est signé entre le Rwanda et la France le 18 juillet 1975. Cet Accord permet à la France de mettre à la disposition de la gendarmerie rwandaise des personnels militaires français dont elle a besoin dans le cadre de son organisation et de son instruction. Au terme de l’article 3 de l’Accord, ces personnels militaires français «ne peuvent en aucun cas être associés à la préparation et à l’exécution des opérations de guerre, de maintien ou de rétablissement de l’ordre et de la légalité». Avec l’arrivée de François Mitterrand en France en 1981, la coopération militaire s’approfondit avec le Rwuanda. Le 20 avril 1983, un important Avenant à l’Accord particulier d’assistance militaire de 18 juillet 1975 est signé entre les deux parties. Cet Avenant autorise désormais, ce qui était une évolution majeure, les personnels militaires français qui servent au Rwanda de porter l’uniforme de cette armée et de prendre part à la préparation et à l’exécution des opérations de guerre. Un autre Avenant, celui du 26 août 1992 à l’Accord particulier d’assistance militaire du18 juillet 1975, vient quant à lui élargir les bénéficiaires de l’assistance militaire française aux forces armées rwandaises. Crédit photo : presse locale rwandaise.
En effet, l’Avenant de 1992 est en réalité un moyen de régularisation juridique de la participation des personnels de l’assistance militaire française dans la préparation et l’exécution des opérations militaires contre le Front patriotique rwandais (FPR) qui avait commencé en 1990 à s’en prendre militairement au régime de Juvénal Habyarimana. Et pour ce qui est des raisons de l’engagement militaire français au Ruanda au temps de Mitterrand, Hubert Védrine, alors secrétaire général del’Elysée a indiqué devant une Mission d’information parlementaire, qu’il «avait toujours vu le président François Mitterrand aborder fréquemment les questions africaines et se
comporter en continuateur d’une politique ancienne menée depuis les indépendances. (…) Le président François Mitterrand estimait que la France devait assumer un engagement global de sécurité, (…), d’une part, parce que cette politique permettait aux pays africains de se contenter de budgets militaires très faibles et donc de consacrer plus de ressources à leur développement, d’autre part, parce que, dans ces régions toujours menacées par l’instabilité, il considérait que laisser, où que ce soit, un seul de ces régimes être renversé par une faction, surtout si celle-ci était minoritaire et appuyée par l’armée d’un pays voisin, suffirait à créer une réaction en chaîne qui compromettrait la sécurité de l’ensemble des pays liés à la France et décrédibiliserait la garantie française».
Malgré tout, une certaine évolution est constatée dans la politique africaine de la France à partir du discours de La Baule en 1990. François Mitterrand lie désormais l’aide économique française aux progrès démocratiques dans les pays africains.
Juvénal Habyarimana donnera quelques signes d’adaptation à ce discours en acceptant de signer les accords d’Arusha le 4 août 1993. Cet accord censé mettre fin à la crise politique rwandaise consacre notamment le partage du pouvoir, l’ouverture de l’espace politique et le retour des exilés tutsis. Pour les extrémistes hutus en revanche, cet accord sonne le glas de leur suprématie. Ils étaient donc loin de les convenir. Quelques mois plus tard le 6 avril 1994, l’avion qui ramenait Habyarimana et le président burundais de Dar El Salam (Tanzanie) est attaqué par un tir de missile à sa descente à Kigali. Les deux présidents y perdront la vie. Le lendemain, 7 avril, commence le génocide des tutsis par les hutus qui ne prendra fin qu’en juillet, faisant près d’un million de morts.
Rôle de la France dans le génocide
La très grande proximité de vues entre les présidents français et rwandais (Mitterrand et Habyarimana) sur la menace tutsi et le risque de basculement du Rwanda dans le camp anglo-saxon en particulier, expliquent en grande partie le soutien accordé par Paris au gouvernement hutu de Kigali, avant pendant et après le génocide.
Après avoir obtenu en juin 2020 du Conseil d’Etat français (la plus haute juridiction administrative de ce pays), le droit d’accéder aux archives de François Mitterrand à l’Élysée en ce qui concerne sa politique au Rwanda, Raphaël Doridant et François Graner expliquent dans leur ouvrage «L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda», paru le 21 février 2020, comment la France s’était rendue complice du génocide des tutsis par les hutus. Les auteurs excluent tout aveuglement ou erreur dans les actions françaises. Ils estiment que «le choix politique délibéré d’une poignée de responsables civils et militaires a été de maintenir le Rwanda dans la zone d’influence française, même au prix du soutien discrètement accordé à un régime ami en train de commettre un génocide».
Depuis 2014, François Graner, chercheur au CNRS chargeait déjà la France dans son livre «Le sabre et la machette. Officiers français et génocide tutsi» paru en 2014. Il y soutenait que la France avait épousé en toute connaissance de cause, les thèses racistes développées par les hutus à l’égard des tutsis, assimilés à des « cafards ». Il accuse donc ouvertement la France d’avoir pris, de 1990 à 1994, fait et cause pour l’armée rwandaise en conflit avec le FPR. Avant, pendant et après le génocide, il soutient que la France n’a pas cessé d’aider les responsables du génocide en leur fournissant des armes et en les exfiltrant après le génocide vers le Zaïre à travers l’opération Turquoise. Selon Graner, Mitterrand partageait la même idée que les hutus sur le FRP, perçu comme un groupe de rebelles tutsis venant d’Ouganda et ayant pour but d’étendre l’influence anglo-saxonne sur le Rwanda francophone. Pour la France, la victoire du FPR sur les forces gouvernementales rwandaises, signifiait sa perte d’influence dans cette partie de l’Afrique. Et ceci était inacceptable à ses yeux.
Un dernier rapport, celui de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide desTusti (1990-1994) a été remis au Président Macron le 26 mars 2021. Cette remise qui coïncide à la commémoration du 27eme anniversaire du génocide des tutsi par les hutus en 1994. Dans ses conclusions, ce rapport, dit Rapport Duclert, à la différence des conclusions de François Graner par exemple, dénie aux autorités françaises de l’époque, toute complicité dans la commission du génocide. «Si l’on entend par là une volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire, rien dans les archives consultées ne vient le démontrer» déclare le rapport Duclert. Mais il accuse cependant la France d’avoir des responsabilités accablantes dans le genocide. Il déclare à ce titre que «La France s’est néanmoins longuement investie au côté d’un régime qui encourageait des massacres racistes. Elle est demeurée aveugle face à la préparation d’un génocide par les éléments les plus radicaux de ce régime. Elle a adopté un schéma binaire opposant d’une part l’ami hutu incarné par le président Habyarimana, et de l’autre l’ennemi qualifié d’« ougando-tutsi » pour désigner le FPR. Au moment du génocide, elle a tardé à rompre avec le gouvernement intérimaire qui le réalisait et a continué à placer la menace du FPR au sommet de ses préoccupations. Elle a réagi tardivement avec l’opération Turquoise qui a permis de sauver de nombreuses vies, mais non celles de la très grande majorité des Tutsis du Rwanda exterminés dès les premières semaines du génocide. La recherche établit donc un ensemble de responsabilités, lourdes et accablantes».
Bref, malgré le discours de Mitterrand en juin 1990 à Baule, liant désormais l’aide économique française aux progrès enregistrés par chaque pays africain sur le plan de la démocratie, et celui de Biarritz en novembre 1994, sur l’engagement constant de la France aux côtés des africains, l’histoire retiendra que la politique africaine de Mitterand était dans une logique de continuité et non de rupture de celle de ses prédécesseurs.