« Face aux tendances des résultats de l’élection présidentielle et en attendant la proclamation officielle, je félicite le Président Bassirou Diomaye Diakhar Faye pour sa victoire dès le premier tour. » C’est ainsi qu’Amadou Ba, ancien Premier ministre sénégalais et candidat de Benno Bokk Yakkar (BBY), la coalition des partis de la mouvance présidentielle, a reconnu sa défaite à l’issue du premier tour de l’élection présidentielle. Une claque monumentale pour la coalition au pouvoir qui dirige ce pays de l’Afrique de l’Ouest, peuplé de 18 millions d’habitants depuis 12 ans. La rupture aura donc lieu. Ainsi en a décidé le peuple sénégalais dans une édifiante démonstration de maturité démocratique. Quels enseignements tirer de cette élection et surtout de ces résultats ? Voici quelques éléments de réponse.
Bassirou Diomaye Faye, de la prison à la Présidence de la République
Quand Ousmane Sonko, leader disqualifié par le Conseil constitutionnel pour cette joute électorale, prédisait une victoire dès le premier tour lors de sa prise de parole publique après sa sortie de prison le 15 mars dernier, très peu de personnes y croyaient, tant cela semblait participer davantage d’une posture circonstancielle. Et pourtant, 10 jours plus tard, après une campagne éclaire (12 jours au lieu de 21 normalement), la rupture prônée par le leader de l’ex-parti des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (PASTEF) a eu lieu. Le tour de force est à la fois impressionnant et inédit à bien des égards.
De la prison au palais présidentiel, il n’y a finalement qu’un pas. Un pas allègrement franchi par Bassirou Faye lors de cette élection. La veille de ses 44 ans, cet agent des impôts et domaines, sans expérience politique, jamais élu, deviendra le 5e président du Sénégal, le plus jeune de l’histoire aussi. Comme un pied de nez au destin, après 11 mois de détention provisoire pour outrage à magistrat (il avait remis en cause l’indépendance d’un magistrat dans une publication), il célébrera le 64e anniversaire de l’accession au pouvoir du pays en position de Commandant en chef des forces armées. Pas grand monde n’aurait parié sur un tel scénario il y a encore quelques semaines. Sauf peut-être le duo Faye-Sonko car sa candidature, il la doit avant tout à une stratégie électorale savamment mûrie et mise en œuvre. Alors que l’ex PASTEF a surtout été incarné par Ousmane Sonko depuis 2014, date de sa création, ce dernier n’a pas hésité à s’effacer au profit du secrétaire général du parti lorsqu’il s’est vu empêtré dans des procédures judiciaires à n’en plus finir. Avec intelligence et un sens élevé de la stratégie politique, le duo aura su résister, courber l’échine sans plier et éviter les nombreuses embûches sur son chemin. De l’affaire Adji Sarr en passant par le choix d’une candidature alternative à celle d’Ousmane Sonko, ou encore la récolte des parrainages pour les deux potentiels candidats, le duo a su manœuvrer habilement, garder le cap en tenant des positions très radicales sur des sujets à fort impact médiatique.
Stratèges, panafricains et… populistes, la recette gagnante du moment ?
En effet, la ligne dure défendue par l’ex PASTEF trouve un écho au sein de la jeunesse qui constitue le cœur de sa cible. Entre autres sujets portés frontalement sur l’espace public, on retrouve des thèmes qui ont fait mouche au sein d’une partie de l’opinion de la sous-région, notamment dans certains pays gouvernés par des putschistes. D’abord, ils brocardent sans retenue les nombreuses multinationales installées dans le pays. Puis, se qualifiant volontiers de panafricanistes et de souverainistes, les deux larrons ambitionnent de créer une monnaie nationale et de quitter la zone CFA. Et au Sénégal, pays francophone et historiquement francophile, de Senghor à Sall, ce discours détonne dans les salons feutrés et autres milieux économiques. Pas chez leurs militants et sympathisants, de plus en plus nombreux.
Dans une stratégie politique mi-populiste mi-aventureuse, les arguments développés séduisent une jeunesse urbaine qui s’est d’ailleurs fortement mobilisée pour « défendre » Ousmane Sonko lors des émeutes de mars 2021 et de mars 2023 qui ont causé la mort d’environ soixante personnes. Une situation qui va tendre l’arène politique, contrarier la possibilité d’un 3e mandat de Macky Sall et finalement ternir sa fin de règne.
Macky Sall, un bilan globalement positif terni par une sortie ratée
Pourtant, le président Sall a un bilan, et pas des moindres. Tout d’abord, Macky Sall c’est la mise en place d’une couverture médicale universelle (CMU) pour les plus démunis, de même que la mise en place d’une bourse de sécurité familiale versée à environ 350 000 ménages. Sur le plan macroéconomique, notons que le taux de croissance moyen du PIB est évalué à près de 5 % durant son magistère (contre 3,3 % sous son prédécesseur Abdoulaye Wade).
Dans le domaine de l’énergie, il est à noter que le pays a ouvert de nouvelles centrales électriques et investi massivement dans les énergies renouvelables, ce qui lui a permis de tripler sa capacité de production au cours de ces deux mandats. Le taux d’électrification est ainsi passé de 24 % à 55 % en zone rurale et à 90 % en zone urbaine.
Last but not least, de nombreuses infrastructures (autoroutes, hôpitaux, aéroports, etc.) ont vu le jour à travers le pays. À Dakar, le Train Express Régional (TER) relie désormais la capitale à la nouvelle ville de Diamniadio, qui accueille également le nouveau stade Abdoulaye Wade, et le Dakar Arena, le Palais des sports Abdou Diouf, etc.
Mais voilà… Il reste qu’un Sénégalais sur trois continue de vivre sous le seuil de pauvreté, et, comme dans plusieurs pays africains, les retombées des prouesses macroéconomiques peinent à se faire sentir concrètement par le plus grand nombre. L’indice de développement humain (IDH), un indicateur composite qui mesure à la fois le niveau d’éducation, la longévité et le niveau de vie d’un pays, a certes légèrement progressé (passant de 0,49/1 en 2012 à 0,511/1 en 2021), mais le pays a perdu une petite place dans le classement mondial sur la même période, passant de la 169e à la 170e place.
Toutefois, à l’aune des résultats provisoires annoncés ces dernières heures, on peut dire, sans risque de se tromper, que son plus gros échec demeurera son incapacité à pacifier durablement la sphère publique. Les arrestations, les jugements, suivis de condamnations et d’emprisonnements, durant son régime, de pas moins de trois opposants d’envergure (Karim Wade, Khalifa Sall et Ousmane Sonko), de plusieurs activistes de la société civile, de journalistes et même d’artistes, ainsi que le retrait de licences de médias, ont symbolisé cette dérive autoritaire et pourraient avoir creusé le lit d’un vote sanction contre Macky Sall et son système.
De l’erreur de casting à la faute tactique
Aussi, avec le recul, on peut se rendre compte que d’autres erreurs ont pu être commises. En voici une belle : si, comme il l’affirme, le président Sall avait pris la décision de ne pas concourir pour un troisième mandat depuis quelque temps, pourquoi diable avoir attendu 7 mois avant l’échéance pour annoncer sa renonciation ? Premier président sortant à n’avoir pas été candidat à sa propre succession depuis l’indépendance du pays, en 1960, une telle approche aurait probablement contribué à la décrispation politique, au renforcement et à la préparation de la stature du dauphin, tout en ayant eu le temps de taire les dissensions internes ?
Si, à la lecture des résultats provisoires, il est aisé de s’accorder sur le fait que l’ancien Premier ministre Amadou Ba n’était pas le candidat idéal, il convient de se demander ce que cachait réellement le report de l’élection ? Initialement convoqués le 25 février dernier, les quelques 7 millions de Sénégalais composant le corps électoral n’ont exprimé leur suffrage qu’un mois plus tard. Macky Sall avait-il senti le vent tourner au point de se raviser et de changer de candidat pour la coalition au pouvoir en reprenant le processus à zéro, par exemple ? On ne le saura jamais.
Toujours est-il qu’aux erreurs tactiques, de casting et au sabotage interne, s’est greffée la faute politique. Peu soutenue au sein de l’APR et des partis alliés, la candidature d’Amadou Ba a pris l’eau de toutes parts. Reprenant la main sur la machine électorale alors que Karim Wade était sur le point d’être disqualifié, l’équipe de campagne d’Amadou Ba a tenté une manœuvre en se rapprochant du Parti Démocratique Sénégalais (PDS), toujours bien implanté sur le territoire. En contrepartie du soutien de la mouvance présidentielle dans la procédure visant à réintégrer l’ancien « ministre du ciel et de la terre » dans la course à la magistrature suprême, l’ancien parti au pouvoir et BBY noueraient une alliance électorale afin de soutenir le mieux positionné en vue d’un second tour. Que nenni. Dans l’après-midi du 15 mars, la Cour constitutionnelle invalidera définitivement la candidature de Karim Wade pour double nationalité et maintiendra la date du 24 mars pour la tenue de la présidentielle. La suite de l’histoire, vous la connaissez.
“L’avenir est un miroir sans glace.”*
Comme un symbole, la dernière estocade viendra de l’ex-président Wade lui-même, qui, quelques heures avant le début du scrutin, apportera son soutien et celui de son parti au candidat de l’ex-PASTEF. Un tour de passe-passe qui favorisera, espère-t-il sans doute, le retour de son fils au premier plan, après plusieurs années en prison puis en exil au Qatar.
Vous l’aurez compris, pour tout ce beau monde, l’heure est déjà au bilan. Qu’en est-il d’Ousmane Sonko ? Quel sera son rôle dans la future organisation ? Sera-t-il intéressé par le perchoir ou par un tout autre rôle ? Quelle place pour Mimi Touré après avoir choisi l’ex-PASTEF au lendemain de son éviction de BBY ?
Pour Idrissa Seck, arrivé 2e en 2019 et provisoirement crédité de moins de 5% des voix lors de cette 4e tentative, la chute est rude. Saura-t-il se relever ? La famille socialiste se reconstituera-t-elle autour de Khalifa Sall, Barthélémy Dias ou un autre ?
Parmi les sujets majeurs qui seront abordés par le nouvel attelage de l’ex PASTEF, figure sans aucun doute la possible dissolution de l’Assemblée Nationale (au minimum) et l’organisation de nouvelles élections législatives (et municipales ?) dans les prochains mois. En ambitionnant une majorité confortable dans l’hémicycle à l’issue de ce nouveau vote, la mise en œuvre des promesses électorales (sortie du CFA, renégociation des contrats gaziers et pétroliers, création du poste de vice-président, suppression du poste de Premier, entre autres) n’en seraient finalement que plus aisée.
Autant de décisions qui ne manqueront pas d’intérêt et qui engendreront inévitablement une recomposition du paysage politique sénégalais.
Souleymane Camara