Il y a plus de six décennies que tout le monde me considère indépendante. Mais ce n’est pas ce que je ressens, moi. Mon existence entière est faite de désillusions, désenchantements, humiliations et tragédies. Il suffit de jeter un regard historique sur mon parcours pour s’en apercevoir.
Après la décolonisation de mes terres et des peuples qui les habitent, s’en est suivi un régime totalitaire qui a pris le relais et qui ne tardera pas à réquisitionner mes terres pour en faire des cimetières où hommes et femmes qui luttaient pour avoir une vie meilleure seront ensevelis après avoir été préalablement torturés et affamés. Tandis que beaucoup d’autres seront purement et simplement exécutés. La liberté qui a été promise au prix de la pauvreté qui sévit jusqu’à nos jours ne fut qu’illusion, tandis que l’esclavage qui a été refusé en sacrifiant la richesse qui semblait régner sous le joug colonial a continué d’exister sous formes de privations diverses.
Quand on s’apprêtait à fêter enfin le déclin de la barbarie et de l’austérité qu’elle avait forgée, un régime autoritaire formé d’hommes de rang a surgi de nulle part pour revendiquer le pouvoir et la propriété de mes terres jusque-là confisquées par le parti-État. Mon peuple martyr a résisté, mais très vite, il s’est fait prendre par le piège d’une relative liberté qui lui a permis d’accéder à l’économie de marché, d’avoir le droit de parole et de se constituer lui-même partie prenante aux décisions concernant le destin de son pays. C’est ainsi qu’il a été autorisé à choisir théoriquement les dirigeants qu’il veut par la voix des urnes.
Mais, ce nouvel espoir ne durera pas plus longtemps qu’il n’est parvenu à s’ancrer dans la mémoire collective. Mes terres continueront d’être spoliées au bénéfice de l’oligarchie nationale et compradore mais jamais pour moi-même ni pour les peuples. Les gens continueront d’être brimés dans leurs droits, il y aura des victimes de blessures et de mort. On sera privé de ce qui caractérise réellement un État de droit : le respect de la hiérarchie des normes ; l’égalité des citoyens devant la loi ; la séparation des pouvoirs. Et j’ajouterai, l’alternance au pouvoir.
Je resterai dans cette galère pendant un quart de siècle encore jusqu’à un matin où j’entends les fanfares chanter la gloire d’un autre régiment d’hommes de rang qui prétendait libérer mes terres au nom de la démocratie et du développement. Or, malgré l’espoir que ce brouhaha avait suscité au départ, il se transformera très vite en désolation et finira par ce que l’on retient comme l’une des pires tragédies de mon histoire. Gabegie financière, autoritarisme d’État, nihilisme de droits et crimes de sang vont être le tableau le plus caractéristique de ce triste épisode de mon histoire.
Vient ensuite le grand moment que tout le monde attendait depuis que j’existe comme État : les premières élections présidentielles pluralistes à l’apparence réellement démocratique qui permettront, après le départ forcé de la seconde vague d’hommes de rang, d’élire le premier président de la république issu de la volonté populaire. Ce fut un événement fantasmagorique et rempli de vives émotions pour mes populations.
C’était un tournant, une croisée des chemins pourrait-on dire. J’étais partie pour être la vitrine des pays de la sous-région. Sauf que, tout ne se passera pas là encore comme on l’espérait. Assez vite, le nouveau maître de mes terres va s’ériger en autocrate lui aussi, même si on peut considérer qu’il y avait entre lui et les hommes de rang une différence de la taille du Mont Simandou.
Il va bientôt verser dans l’ivresse du pouvoir et se penser supérieur à tout le monde, en intelligence, en compétence, en capacité, en élégance et en droit de pouvoir administrer toutes mes terres. C’est ce qui le conduira à adopter les manières les plus arrogantes de conduire les affaires, à marcher sur les droits humains, à trahir son serment à deux reprises et à ériger tous les moyens nécessaires, y compris par la répression et le crime, en vue de conserver le pouvoir et refuser toute possibilité d’alternance.
Il en sera ainsi jusqu’à un matin de l’an 2021 pour que les hommes de rang entrent en scène une troisième fois pour arracher mes terres et ses peuples des mains d’un « espoir perdu ». Quelle fin pitoyable ! N’est-ce pas autant d’exemples qui devraient suffire aux nouveaux conquistadors pour les inciter à respecter leurs serments à leur tour, en se retirant ? Surtout quand on sait qu’ils ont été formés et équipés par le potentat déchu lui-même. Que l’Homme est oublieux !
Il y a maintenant trois années que ça dure. Je suis à bout de souffle. Mes terres continuent de se faire négocier par-ci par-là entre oligarques nationaux et étrangers. Mes populations sont meurtries par la cherté de la vie, les coupures d’électricité et le manque d’eau au robinet. Mes finances sont saignantes. Mon tissu social est plus déchiré que jamais. Malgré le slogan de rassemblement pour le développement entonné par les nouveaux hommes de rang, la société civile et les partis d’opposition sont mis à l’écart des débats politiques par l’exécutif. Certains leaders politiques sont forcés à l’exil. Les initiatives de dialogue sont régulièrement rejetées. Les médias sont quant à eux censurés, s’ils ne sont pas simplement fermés. Des journalistes sont souvent mis aux arrêts et parfois suspendus par l’organe de régulation de la communication.
Outre cela, une chasse aux sorcières est lancée contre certains dignitaires du régime déchu. Certains sont privés de liberté depuis maintenant trois ans et n’ont toujours pas obtenu un procès équitable. Les règles de droit les plus élémentaires sont foulées au pied par les nouveaux hommes de rang. Tandis qu’on assiste en même temps au plus grand procès criminel des vingt dernières années dans le pays. N’est-ce pas un exemple qui doit faire réfléchir à chacun qu’on est si proche de notre destin ?
Il est temps que je recouvre ma liberté et que mes terres et leurs richesses profitent aux peuples qui les habitent. Moi, la Guinée ! Le gestionnaire de mes terres est parfois appelé à parler « les œufs dans les œufs » aux institutions étrangères. Il est temps qu’il commence par parler « les yeux dans les yeux » aux Guinéens. C’est envers eux qu’il est le plus redevable.