L’annonce par les chefs d’État malien, nigérien, et burkinabé du retrait de leur pays de la Communauté Économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) avec effet immédiat, n’a absolument rien de surprenant pour quiconque suivait l’évolution des relations scabreuses entre ce trio d’États et cette organisation. Mais selon les textes qui régissent cette dernière, le retrait ne peut être immédiat, il prend un an pour être effectif, à compter de la date de sa notification par l’État partant à la CEDEAO.
Si la décision de retrait venait à se concrétiser, la CEDEAO, organisation à caractère économique fondée en 1975 et regroupant aujourd’hui quinze États, serait amputée d’une partie non négligeable de son espace, de son marché, et de sa population. Faute d’être mortel, le retrait serait quand même handicapant pour elle. Car, de seize Etats membres au départ, quatre seraient déjà partis, si on ajoute au trio d’États, la Mauritanie, premier pays à quitter le navire en 2000, à cause de sa vocation panarabe. Il restera alors douze États membres. Le démembrement de la CEDEAO est tout sauf un bon signe. Elle montre que l’organisation est malade, avec un réel besoin de passer par des soins sérieux.
Mais comment en est-on arrivé là ?
L’existence d’un contexte sécuritaire préoccupant, caractérisé par la multiplication des attaques djihadistes sur fond de dégradation de la vie politique et économique, a vu des régimes militaires pousser comme des champignons dans les trois pays partants de la CEDEAO. L’avènement de ces régimes, en rupture avec les règles de dévolution du pouvoir fixées au niveau communautaire a conduit la CEDEAO à les infliger de sévères sanctions économiques, financières et politiques. Un pas supplémentaire a été franchi par cette organisation lorsqu’elle a menacé, sous le leadership de son actuel président en exercice, le nigérian, Bola Tinubu, de déloger par la force, la junte nigérienne, si celle-ci ne remettait au pouvoir Mohamed Bazoum, président démocratiquement élu. Le paradoxe est que, loin de les dissuader et de les inciter à remettre le pouvoir aux civils, les sanctions de la CEDEAO, surtout la menace de recourir à la force armée pour rétablir l’ordre constitutionnel, ont plutôt radicalisé les régimes ouest africains issus des coups d’État militaires. La mise en place de l’Alliance des États du Sahel (AES) en septembre 2023 par les trois pays partants, fut la réponse la plus immédiate à la démarche belliqueuse de la CEDEAO dans l’épineux dossier nigérien. L’AES dans sa stratégie s’inspire en effet de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord qui met en place l’OTAN. Dans l’acte constitutif de l’OTAN, cet article considère que toute attaque extérieure contre un État membre de l’alliance est une attaque contre tous les membres, nécessitant une réaction collective de ceux-ci. Au-delà du strict aspect militaire, ce trio d’États ne manque pas d’initiatives d’intégration aussi dans le domaine monétaire (projet de création d’une monnaie commune « le Sahel ») et politique (projet de création d’une fédération d’États). Pour l’AES qui prend la posture d’une organisation rivale à la CEDEAO et à l’Union économique et monetaire ouest africaine (UEMOA), seul le temps dira si elle est un projet viable, susceptible un jour d’attirer d’autres Etats dissidents de la CEDEAO, ou si elle est issue d’une simple réaction colérique de ses initiateurs, engagés dans une démarche solitaire pour protéger leurs positions actuelles.
Conditions pour la sauvegarde de l’unité de la CEDEAO à 15
Logiquement, la CEDEAO a toutes les raisons de craindre l’effondrement de son modèle d’intégration mis en place par ses pères fondateurs. Courtisé par nombre d’États tiers, ce modèle s’insère dans la stratégie des États de former des ensembles économiques viables pour créer des espaces d’échanges, de mobilité et de prospérité pour leurs peuples respectifs. Pour sauvegarder son unité à 15 États, la CEDEAO devrait, pendant qu’il est encore temps, engager avec ses membres partants des discussions de haut niveau sur au moins trois questions clefs : son engagement effectif sur le terrain dans la lutte contre le djihadisme, sa dépolitisation par sa focalisation sur les questions économiques et par la fin de son double standard dans l’appréciation des questions liées au changement anticonstitutionnel, et enfin, sa démocratisation, par l’ouverture de son processus d’intégration aux peuples de la sous-région.
Engagement sans équivoque dans la lutte contre le djihadisme
L’absence d’une solidarité active entre les États membres de la CEDEAO dans la lutte contre le djihadisme, un mal qui les affecte pourtant tous, directement ou indirectement, combinée au manque d’une stratégie commune face à ce fléau, produit diverses conséquences. Il y a d’un côté la multiplication des attaques dans les pays qui sont directement aux prises avec le djihadisme (le Mali, le Niger et le Burkina Faso), et de l’autre côté, une dispersion des stratégies étatiques, nuisible à l’unité d’action de la CEDEAO. Alors que le trio d’États partants directement visés par les attaques djihadistes se tourne vers d’autres partenaires extérieurs comme la Russie et l’Iran pour assurer leur sécurité, les autres États, indirectement touchés par le mal font subir d’une manière ou d’une autre à ces trois États, les conséquences de leur choix de rompre avec la France, le partenaire historique. Autrement dit, on constate aujourd’hui que les rivalités géostratégiques qu’il y a entre la Russie et le camp occidental a réussi à faire voler en éclat l’unité qui doit caractériser les actions de la CEDEAO dans la lutte contre le djihadisme, un défi sécuritaire de taille. A travers certains États membres, la CEDEAO est donc infiltrée par les puissances extérieures rivales, ce qui affecte significativement son autonomie stratégique.
Partant de son expérience pourtant dans la lutte contre les mouvements rebelles au Liberia et en Sierra Leone dans les années « 90 » et de sa capacité à mobiliser ses troupes en un temps record pour la défense d’une cause, comme ce fut le cas récemment dans le dossier nigerien, la CEDEAO devrait prendre un important leadership non pas pour transformer son espace en un théâtre de confrontation entre les ambitions géopolitiques des grandes puissances, mais pour lutter contre le djihadisme à travers une stratégie axée sur la protection des personnes et de leurs biens et sur la défense de l’intégrité territoriale de ses Etats membres. La collaboration avec tout autre acteur extérieur (France, Russie ou autre) pour mener ce combat existentiel pour certains de l’Afrique de l’Ouest, doit s’insérer dans une stratégie commune préalablement définie par ses États membres.
Recentrage sur l’économie, sa raison d’être
La volonté des pères fondateurs de la CEDEAO était de réaliser l’intégration entre les économies des pays de la sous-région, en vue d’élever le niveau de vie des populations. Pourtant, aujourd’hui, on entend plus parler de la CEDEAO dans les dossiers politiques que dans les dossiers d’intégration économique. Elle a entretemps élargi son champ de compétences pour y inclure les questions politiques. Il convient donc de se demander si cette organisation n’est pas en train de perdre son âme, en s’éloignant de sa principale raison d’être qui est l’économie, et en s’occupant des questions (politiques) dans lesquelles elle n’est pas forcément experte. Dans sa version politique, le droit d’ingérence de la CEDEAO dans les affaires internes de ses États membres au titre de l’article 45 du Protocole sur la « démocratie et la bonne gouvernance » de décembre 2001, n’est pas exempt de critiques. Il est en effet reproché à cette organisation son double standard dans l’appréciation des questions liées au changement anticonstitutionnel dans les États. Dans les faits, elle est plus prompte à réagir par des sanctions économiques et politiques, et depuis peu, par la menace d’utiliser la force armée, lorsque la « rupture de la démocratie » est le fait des militaires. Mais lorsque cette rupture dépend d’un pouvoir civil, elle a plutôt l’habitude de s’en accommoder. Parmi les conséquences majeures de ce double standard, il y a d’une part le risque d’implosion de la CEDEAO qui commence, pour ceux qui en doutent encore, à prendre forme à travers le retrait de trois de ses membres, et d’autre part, la division de la CEDEAO en deux blocs (un bloc de pouvoirs civils et un bloc de pouvoirs militaires), qui se détestent mutuellement et se regardent en chiens de faïence. Pour enrayer cette dangereuse évolution, la CEDEAO doit mener deux actions prioritaires.
La première consiste à se recentrer sur sa raison d’être, et sur ce qu’elle sait faire le mieux : l’économie. Ainsi, la participation d’un État membre aux activités de cette organisation ne devrait plus être jugée à l’aune de la nature de son régime politique, mais au regard des capacités dudit État à respecter ses engagements communautaires au titre de l’intégration économique. Pour sauver son unité à 15, la CEDEAO a besoin de plus de pragmatisme aujourd’hui et de moins d’idéalisme. Elle doit s’inspirer des autres organisations internationales à caractère économique qui savent être réalistes pour maintenir en leur sein des États qui sur le plan politique, présentent des régimes politiques différents. Il s’agit en particulier du FMI et de la Banque Mondiale.
La seconde action consiste à se dessaisir des questions politiques au profit entre de l’Union Africaine, organisation conçue pour gérer de telles questions. En vertu de la Charte africaine de démocratie, des élections et de la gouvernance, adoptée en 2007 en Éthiopie, l’Union Africaine, interdit tout changement anticonstitutionnel de gouvernement dans un pays, peu importe l’auteur de ce changement, civil ou militaire. La charte prévoit également des sanctions à l’encontre des auteurs d’un tel changement en cas d’échec des négociations.
L’appel aux peuples
Il s’agit de la nécessaire démocratisation de la CEDEAO. On a très longtemps opposé la CEDEAO d’en haut, celle de la Conférence des Chefs d’État et de Gouvernement, des fonctionnaires de la Commission et autres médiateurs presqu’inamovibles, et la CEDEAO d’en bas, celle des peuples ouest africains destinataires pour le meilleur et le pire, des décisions prises par la CEDEAO d’en haut. La voix de ces peuples est jusqu’à présent inaudible dans le processus d’intégration de la CEDEAO. Ils ne sont presque pas au courant de ce qui se décide en leur nom à Abuja, cette ville nigériane qui abrite le siège de la CEDEAO. En aval, l’impact des décisions de la CEDEAO sur les peuples de son aire géographique est trop important pour que ceux-ci, en amont, ne soient pas représentés lors de l’adoption des textes qui confèrent d’extraordinaires pouvoirs aux organes décisionnaires de cette organisation. Bref, la CEDEAO doit cesser d’être cette machine froide productive de décisions sans mandat des peuples. Si à l’origine, en 1975, ce sont les Chefs d’état et de Gouvernement qui avaient pris l’initiative de fonder cette organisation pour réaliser l’intégration économique de l’Afrique de l’Ouest, sans consulter au préalable leurs populations respectives, il convient d’admettre qu’il est aujourd’hui, 40 ans plus tard, impudent d’approfondir cette intégration sans l’avis éclairé des peuples. La « licence » populaire, comme cela se voit dans le cadre de la construction de l’Union Européenne, est un gage d’adhésion à toute politique d’intégration interétatique, surtout, comme c’est le cas de la CEDEAO, si cette politique implique d’importantes pertes de souveraineté dans certains domaines. Ainsi, la démocratisation de la CEDEAO suppose qu’elle se rapproche davantage des peuples de son aire géographique et qu’elle obtienne son adhésion pour ses reformes d’envergure.
A titre conclusif, la CEDEAO n’a jamais été divisée comme elle l’est aujourd’hui avec notamment le retrait non encore définitif de trois de ses membres fondateurs. Si cette division trouve ses origines dans le double standard de ses organes décisionnaires lors de l’appréciation des questions liées aux changements anticonstitutionnels, et par son infiltration, à travers certains États, par les puissances extérieures rivales, on ne devrait pourtant pas perdre de vue, le rêve des pères fondateurs de cette organisation. Ils ont rêvé d’une Afrique de l’Ouest forte et prospère. C’est ce rêve qu’il convient d’accomplir en ces heures d’incertitudes par la sauvegarde de l’unité de l’organisation. Cette démarche exige toutefois quelques réformes douloureuses mais nécessaires. Il s’agit du recentrage de l’organisation sur les questions économiques (sa raison d’être), de la démocratisation de son processus d’intégration par l’interrogation des peuples de son aire géographique, et par la sécurisation de ses États membres menacés dans leur existence, en tant qu’États libres, par le djihadisme et d’autres formes de criminalités transnationales.