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Le recours à la force armée pour rétablir l’ordre démocratique est-il consacré par le droit régional africain ? Par Youssouf Sylla, juriste

La question de l’étendue des compétences de l’Union Africaine, en cas de « changement anti constitutionnel », et de la Cédéao, en cas de « rupture de la démocratie par quelque procédé que ce soit » mérite d’être amplement posée, au regard de la décision de la Conférence des Chefs d’État et de Gouvernement de la Cédéao de faire usage de la force pour rétablir la légalité constitutionnelle au Niger, après l’éviction par l’armée de Mohamed Bazoum, le président démocratiquement élu. Autrement, la question est de savoir, si la survenance d’une rupture de la démocratie ou d’un changement anti constitutionnel dans un pays membre de la Cédéao ou de l’Union africaine peut, au regard des instruments juridiques qui régissent ces deux organisations interétatiques africaines, justifier une intervention armée, afin de rétablir l’ordre constitutionnel ou démocratique perturbé ?  Pour en savoir plus, il convient, d’une part d’examiner les textes de l’Union Africaine et de la Cédéao qui définissent les notions de « changement anticonstitutionnel » et de « rupture de la démocratie », et d’autre part, de relever les sanctions prévues qu’ils prévoient en la matière. On se demandera également, si, compte tenu de sa responsabilité de tout premier plan en matière de « sécurité collective », l’autorisation de l’ONU est requise pour l’engagement militaire de ces deux organisations dans un État souverain, pour y rétablir l’ordre constitutionnel.

« Changement anti constitutionnel » au sens de la « Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance » de l’Union africaine  

Il s’agit d’un changement opéré dans un Etat membre de l’Union, qui rencontre l’un des critères énumérés par l’article 23 de la Charte : un putsch ou coup d’Etat contre un gouvernement démocratiquement élu, une intervention des mercenaires pour renverser un gouvernement démocratiquement élu, une intervention de groupe dissidents armés ou de rebelles pour renverser un gouvernement démocratiquement élu, tout refus du gouvernement de remettre le pouvoir à un candidat élu à la suite d’une élection libre et régulière, et toute révision constitutionnelle qui porte atteinte au principe de l’alternance démocratique.
Lorsqu’un tel changement se produit dans un Etat membre de l’Union, quelles sont les sanctions prévues à cet effet ?
En vertu de l’article 7 du Protocole relatif à la création du Conseil de Paix et de Sécurité (CPS) de l’Union Africaine adopté le 9 juillet 2002 à Durban, les sanctions, en cas de changement anticonstitutionnel sont prononcées conjointement par la Commission de l’Union et le CPS, conformément à la Déclaration de Lomé. Il s’agit plus précisément de la « Déclaration sur le cadre pour une réaction de l’OUA face aux changements anticonstitutionnels de gouvernement », adoptée lors de la 36e session ordinaire de la Conférence des chefs d’Etat et de Gouvernement de l’Union africaine tenue du 10 au 12 juillet 2000 à Lomé. Trois catégories de sanctions qui viennent les unes après les autres sont prévues dans cette Déclaration, si les auteurs du changement constitutionnel ne reviennent pas à la l’égalité constitutionnelle. La première est le rejet et la condamnation du changement. La deuxième, est la suspension pendant six mois des activités de l’Union de l’État dans lequel a eu lieu le changement. Pendant ce temps, des négociations sont entamées avec les auteurs du changement pour les amener à rétablir l’ordre constitutionnel. Toutefois, l’État dans lequel a eu lieu le changement reste membre de l’Union et s’acquitte de ses principales obligations, comme le paiement de ses cotisations statutaires. La troisième catégorie de sanctions, la dernière, qui vient s’ajouter aux deux premières, ce sont les sanctions économiques, commerciales, et certaines restrictions, comme le refus d’accorder des visas aux auteurs du changement anticonstitutionnel.
Le CPS peut-il avoir recours à la force armée pour restaurer la légalité constitutionnelle rompue dans un Etat membre de l’Union ?
Les seuls cas dans lesquels l’usage de la force armée contre un Etat membre peut être envisagée, conformément aux dispositions de l’article 4 (h) de l’Acte constitutif de l’UA, sur décision de la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement, sont les suivants : crimes de guerre, génocide et crimes contre l’humanité. Il s’agit là de circonstances graves pouvant justifier  l’usage de la force armée pour mettre fin à la perpétration de ces crimes.
A ce niveau, si un changement anti constitutionnel dans un Etat membre de l’Union donne lieu à un de ces crimes, ou si le CPS arrive à la conclusion qu’il y a un danger clair et imminent que de tels crimes soient perpétrés, compte tenu de la situation, l’usage de la force armée est en ce moment envisageable, soit pour empêcher leur réalisation, soit pour y mettre un terme, et traduire leurs auteurs devant les juridictions compétentes.

« Rupture de la démocratie par quelque procédé que ce soit » au sens du Protocole de la Cédéao sur la démocratie et la bonne gouvernance

Le Protocole A/SP1/12/01 sur la Démocratie et la bonne gouvernance, additionnel au Protocole relatif au Mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité de la Cédéao, adopté le 21 décembre 2001 à Dakar, prévoit quant à lui dans son article 45, le cas de « rupture de la démocratie par quelque procédé que ce soit », sans pour autant définir exactement ce que recouvre ce concept. On peut néanmoins, en l’absence d’une telle définition, se référer utilement à l’article 23 de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance, pour le définir. Il s’agit donc dans le cas de la Cédéao de toute rupture de la démocratie provoquée par un des actes énumérés par l’article 23 de la Charte.
En matière de sanctions à infliger par la Conférence des Chefs d’État et de Gouvernement de la Cédéao à l’État dans lequel, cette rupture a eu lieu, le deuxième alinéa de l’article 45 du Protocole sur la Démocratie et la bonne gouvernance procède lui aussi par graduation. La première sanction est le refus de soutenir les candidatures présentées par l’État membre concerné à des postes électifs dans les organisations internationales. La deuxième, le refus de tenir toute réunion de la CEDEAO dans l’État membre concerné. Enfin, la troisième sanction est la suspension de l’État membre concerné de toutes les instances de la CEDEAO. Comme dans le cas de l’Union africaine, la suspension ne signifie pas éviction de l’État membre de la Cédéao. Elle est envisagée comme une mesure temporaire destinée à prendre fin dès que l’État suspendu mettra fin à la raison de sa suspension. Même suspendu, l’État concerné est dans l’obligation de payer ses cotisations statutaires.
Toutefois, conformément aux dispositions de l’article 3 (a) et (e) du Protocole sur le  « Mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité » du 10 décembre 1999, une intervention du Groupe de Contrôle du Cessez-le-feu de la CEDEAO (ECOMOG) dans un État membre de la Cédéao où a y lieu une « rupture de la démocratie » peut être envisagée, lorsqu’une seule de ces deux conditions est réalisée : la rupture démocratique a donné lieu à un conflit interne, ou a mis en danger la paix, la sécurité et la stabilité au sein de la communauté qu’est la Cédéao.
Comme on peut le constater, le droit d’intervention armée de l’Union africaine et de la Cédéao dans un de leurs États membres dans lequel il y a eu un changement anti constitutionnel ou une rupture de la démocratie n’est pas consacré dans les textes qui les régissent. Les sanctions prévues se résument à trois: condamnation,  suspension, et embargo économique et commercial. Il y a aussi des sanctions qui touchent directement la personne des auteurs, comme des restrictions à leur droit de sortir du pays. Dans l’ensemble, les sanctions ne prévoient pas l’usage de la force armée pour d’évidentes raisons liées au respect de la souveraineté de chaque État. En effet, la souveraineté nationale est considérée comme la pierre angulaire du droit international positif, mais aussi des droits de l’Union africaine et de la Cédéao. Sans cette souveraineté, il n’est pas possible de parler de ce droit qui se construit et se deconstruit par la seule volonté souveraine des États.  Parmi les principes de l’Union africaine prévus dans son article 4, figurent l’ « égalité souveraine et interdépendance de tous les États membres de l’Union»,  la « non-ingérence d’un État membre dans les affaires intérieures d’un autre État membre », et l’« interdiction de recourir ou de menacer de recourir à l’usage de la force entre les États membres de l’Union ». De même, dans les principes fondamentaux de la Cédéao, figurent également dans l’article 4 de son Traité révisé, l’« égalité et l’interdépendance des États membres », et « la non-agression entre les États membres ».

L’admission dans certains cas du droit d’ingérence comme une entorse à la souveraineté étatique 

Malgré la consécration solennelle du principe de souveraineté des États, les instruments juridiques de l’Union africaine et de la Cédéao empêchent tout gouvernement, ou groupe dissident, au sein d’un État, d’utiliser la souveraineté comme un mur protecteur, pour commettre des crimes internationaux (crimes de guerre, génocide et crimes contre l’humanité), créer un conflit interne, ou mettre la paix et la sécurité régionales en danger. Ce sont là des limites qui ne doivent être en aucun cas franchies par la souveraineté. C’est seulement lorsqu’un changement anticonstitutionnel ou une rupture de la démocratie dans un État,  génèrent des situations qui franchissent ces limites, que l’Union africaine et la Cédéao retrouvent la plénitude de leurs compétences pour intervenir militairement dans un État souverain pour mettre fin à ces situations. On voit bien que le droit d’intervention militaire de l’Union africaine et de la Cédéao en cas de changement anti constitutionnel ou de rupture de la démocratie dans un de leurs États membres, est vraiment tiré par les cheveux. Il ne s’agit pas d’un droit automatique selon les textes. Il ne s’obtient pas par le seul fait qu’un tel changement a eu lieu dans un État. Le changement doit avoir généré certaines situations précises qui franchissent effectivement les limites de la souveraineté étatique, pour que l’intervention armée ne soit pas aux antipodes des textes de l’Union africaine et de la Cédéao.

L’indispensable autorisation du Conseil de sécurité pour l’usage de la force armée contre un Etat souverain 

À supposer que la Cédéao et l’Union africaine décident du bien-fondé d’une opération militaire dans un État membre, et décident de la mettre en œuvre. Cette mise en œuvre n’est possible qu’après une autorisation du Conseil de Sécurité des Nations Unies, qui a en charge la « sécurité collective » depuis 1945, date de sa création. Conformément à l’article 24 de la Charte, le Conseil de sécurité a la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales. Mais compte tenu de l’immensité de cette tâche, la Charte en délègue une partie aux organisations régionales, à condition que l’activité de celles-ci, en vertu de l’article 52 de la Charte, « soient compatibles avec les buts et les principes des Nations Unies ». Toutefois, précise l’article 53 de la Charte, « aucune action coercitive ne sera entreprise en vertu d’accords régionaux ou par des organismes régionaux sans l’autorisation du Conseil de sécurité ».
En regardant de plus près les instruments juridiques qui régissent l’Union africaine et la Cédéao, on se rend compte, que même si ces deux organisations définissent un cadre de collaboration avec l’ONU dans le domaine du maintien de la paix et de la sécurité internationales, elles ne se conforment pas strictement aux dispositions de l’article 53 de la Charte des Nations Unies, qui imposent à toute organisation régionale, l’obligation d’obtenir l’autorisation du Conseil de sécurité avant de déclencher une opération militaire. Ainsi, l’article 52 du Protocole relatif au Mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité de la Cédéao, se contente tout simplement d’informer l’ONU sans demander son autorisation. En ce qui concerne le Protocole relatif au Conseil de paix et de la sécurité de l’Union africaine, il se contente lui aussi dans son article 17, de coopérer et de travailler en étroite collaboration avec l’ONU d’une part, et d’autre part, de demander, si nécessaire, l’appui de celle-ci sur le plan financier, logistique et militaire.
Dans les deux cas, l’obligation d’obtenir l’autorisation du Conseil de sécurité avant d’engager une action militaire n’apparait nulle part dans les textes constitutifs des deux organisations africaines. On est alors en droit de se demander, si cette omission n’est pas volontairement faite par ces deux organisations pour éviter le veto d’un État membre du Conseil de sécurité dans le cadre d’une opération militaire dans la région. De toutes les façons, cette omission ne prive nullement l’article 53 de la Charte des Nations Unies de son effet, à savoir, l’exigence d’avoir en bonne et due forme, une autorisation du Conseil de sécurité, avant toute intervention armée dans un État où a eu lieu un changement anticonstitutionnel, ou une rupture de la démocratie.

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