Chasse à l’homme, violence, expulsion, bavure policière, pillage, vol, viol, injures, propos racistes…Voici le cauchemar que vivent les ressortissants subsahariens depuis quelques jours en Tunisie. Le Chef de l’Etat, Kaïs Saïed sur lequel reposait l’espoir des migrants subsahariens meurtris, est sorti en monstre destructeur pour mettre le feu aux poudres. Il a galvanisé ses compatriotes à violenter et chasser leurs frères africains à la peau noire.
« Cette sortie du Chef d’Etat tunisien a créé une spirale de violences contre les ressortissants africains, plus particulièrement les subsahariens. Ça a mis de l’huile sur le feu! Nous sommes livrés à toute sorte de violences. Notre sort se trouve désormais dans la main de Dieu, qui Lui seul, pourra nous sauver de ce tourbillon de violences. Déjà en temps normal, on subit le racisme, maintenant que le Président de la République a parlé ainsi, imaginez ce qui se passe! Nous sommes la cible des forces de sécurité tunisiennes et de certains extrémistes… C’est grave la situation que nous vivons à présent. Où est passée l’Union Africaine ? », voilà le cri d’alarme d’un migrant camerounais vivant à Tunis depuis 2004.
Ce cri de détresse, disons-le, interpelle l’Institution africaine et les autres dirigeants africains qui, jusqu’ici, n’ont levé aucun doigt pour crier leur indignation face aux actes inhumains infligés à nos frères en Tunisie. Le président tunisien dans le mur du racisme, haineux et sans état d’âme accuse les migrants subsahariens de tous les maux. Et pourtant nos frères noirs, ces bras valides vivant sur le sol tunisien restent utiles sur le plan de la main d’œuvre dont la Tunisie avait besoin. « Beaucoup d’ouvriers sont d’origines subsahariennes. Ils sont pompistes dans les stations services, travailleurs de maison pour les jeunes filles, ils sont dans les bâtiments, dans les plantations, dans les restaurants, cafés et dans les supers-marchés. A un moment donné, le pays était confronté à une pénurie de travailleurs, la main-d’œuvre était inexistante.
Il fallait faire recours aux migrants subsahariens. La plupart de nos frères bloqués sur le chemin d’Europe se sont reversés dans les petits boulots. Certains temporairement, en attendant de trouver le bon chemin pour l’occident, d’autres pour toujours. Ils se sont installés avec leurs familles. Exploités, maltraités, sous payés, mais que faire ? Ils ne veulent pas retourner au pays les mains vides pour ne pas être la risée des amis et des parents. Le président tunisien vient de mettre tristement fin à ce rêve », soutient le migrant camerounais au micro de nos confrères de RFI.
Ce qui se passe aujourd’hui en Tunisie nous oblige à jeter un regard sur ce pays, ses dirigeants, ses lois, sa population… La Tunisie, c’est quoi ?
Pays de départ, de destination et de transit
La Tunisie est un pays de destination pour des personnes migrantes du reste du continent africain, bien que la proportion de personnes étrangères par rapport à la population totale reste faible. Dès les années 1960, ce pays a accueilli une migration en provenance des pays subsahariens, principalement constituée d’une élite francophone venue étudier au Maghreb. C’est dans ce contexte qu’en 1968, la Tunisie s’est dotée d’une loi régissant l’entrée, le séjour et la sortie des personnes étrangères sur son territoire.
En 1994, l’organisation en Tunisie de la CAN (Coupe d’Afrique des Nations de Football) a attiré de nombreux supporters venus de toute l’Afrique. Certains d’entre eux s’y sont ensuite installés et ont fait venir leurs familles tandis que d’autres ont tenté la traversée vers l’Europe depuis les côtes tunisiennes. Si quelques réseaux organisant la traversée vers l’Italie se développent à ce moment-là en Tunisie, les pays privilégiés pour les départs vers l’Europe restent l’Algérie et le Maroc.
La Tunisie devient une destination davantage privilégiée, mais qui reste toujours moins prisée que le Maroc ou la Libye. En 2002, l’ouverture d’universités privées attire des étudiants venus de toute l’Afrique, tendance renforcée en 2006 avec la création de Campus France. En 2004, l’organisation de la CAN pour la seconde fois et le déplacement de la Banque africaine de développement de la Côte d’Ivoire vers la Tunisie vont à nouveau attirer de nombreuses personnes d’Afrique subsaharienne, dont la plupart viennent s’installer durablement
Bien que le nombre de personnes étrangères résidant en Tunisie demeure modeste, selon les chiffres officiels, il est passé entre 2004 et 2014 de 35 192 à un peu plus de 50 000. Parmi elles, 24 841 Maghrébins (dont un nombre important de Libyens), 15 000 Européens et 7 524 Africains non-maghrébins. Par ailleurs, le nombre de Libyens, qui ont été très nombreux à fuir leur pays pour la Tunisie depuis 2011, reste controversé.
Selon le dernier recensement tunisien qui date de 2014, publié par le ministère de l’Intérieur en 2016, on compte plus de deux millions d’étrangers vivant sur le sol tunisien. Ces chiffres excluent cependant les personnes en situation administrative, estimées en 2014 à environ 10 000 individus.
Pays de départ et de destination, la Tunisie est-elle également un pays de transit ?
Identifiée comme un pays de transit et pays de départ, la Tunisie présente de facto des enjeux importants pour l’Union Européenne en matière de contrôle migratoire. Pays relativement stable encastré entre deux pays en conflit, l’Algérie à l’Ouest et la Libye à l’Est, elle est considérée par l’UE et ses États membres comme un partenaire stable, qui contrairement à la Libye, offre un cadre démocratique, essentiel pour la gestion des migrations dans l’espace méditerranéen. Dans ce domaine, la coopération entre la Tunisie et les pays européens a été initiée au sein du dialogue 5+5 qui, instauré en 1990, regroupe 10 pays de la Méditerranée occidentale, cinq de la rive nord et cinq de la rive sud
Ce cadre a pour ambition d’encourager le dialogue politique et la coopération entre les acteurs des deux régions, notamment dans le champ des migrations. En prélude au processus de Barcelone, le cadre de dialogue 5+5 a permis l’organisation en 1995 d’une Conférence ministérielle euro-méditerranéenne à l’issue de laquelle a été signée la Déclaration de Barcelone entre l’Union européenne et 12 pays méditerranéens. Cette Déclaration entend renforcer la coopération dans divers domaines, parmi lesquels la migration. Le texte prévoit notamment l’adoption d’accords de réadmission pour l’expulsion des ressortissants en situation dite irrégulière.
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Le partenaire privilégié de l’Italie
La coopération entre l’Europe et la Tunisie se matérialise avant tout dans des accords bilatéraux, principalement conclus entre la Tunisie et l’Italie, pays en première ligne des arrivées en provenance des côtes tunisiennes. Signé le 6 août 1998, un premier accord prévoit la réadmission des migrants tunisiens ainsi que de tout ressortissant ayant transité par la Tunisie. L’accord inclut également la création sur le territoire tunisien de centres de rétention financés par l’Italie. En échange : la mise en place de quotas d’entrée pour des travailleuses ou travailleurs tunisiens en Italie. Quelques années plus tard, le 13 décembre 2003, un deuxième accord est signé prévoyant le renforcement de la coopération policière entre les deux États. Toujours en l’échange de quotas d’immigration de travail, l’Italie prévoit dans cet accord la formation et le renforcement des capacités techniques des forces de police tunisiennes pour le contrôle des frontières maritimes. Un troisième accord est conclu le 27 janvier 2009 entre les ministres de l’Intérieur des deux pays, permettant l’accélération de l’identification et de l’expulsion des ressortissantes et des ressortissants tunisiens ou des personnes ayant transité par la Tunisie, le but étant d’organiser le retour en Tunisie
. À la suite de la chute du régime de Ben Ali et de la vague de traversées maritimes en direction de l’Italie, le 5 avril 2011, un quatrième accord est conclu renforçant encore le contrôle de l’immigration dite irrégulière et les expulsions. C’est dans le cadre de cet accord que la Tunisie accueillerait à l’aéroport d’Enfidha deux avions par semaine en provenance de Palerme avec, à son bord, des migrantes et des migrants tunisiens expulsés
Éloigner, de gré ou de force
Pour éloigner les personnes étrangères du sol tunisien, plusieurs méthodes sont employées : l’expulsion, le « retour volontaire », ou la stratégie du « non accueil », consistant à maltraiter les personnes migrantes pour les pousser à quitter d’elles-mêmes le territoire. Plus ou moins douces selon les apparences, ces méthodes s’avèrent en réalité toutes violentes dans les faits. Rafles, enfermement et expulsions sauvages Posant un cadre extrêmement répressif à l’encontre des personnes étrangères sur le sol tunisien, la loi du 8 mars 1968321 prévoit la possibilité pour les autorités de procéder à leur enfermement et à leurexpulsion322 en dehors de tout contrôle juridictionnel, sur la base de la menace à la « sécurité publique ». En totale violation de la Constitution de 2014, la loi n’encadre nullement ces mesures contraignantes de privation de liberté et ne garantit aucun droit à la personne étrangère, laissant tous pouvoirs à l’administration.
Centres de « réception et d’orientation »
Si la loi ne prévoit pas non plus de lieux spécifiques d’enfermement pour ces personnes dont le seul tort est généralement de se retrouver en situation « irrégulière » en Tunisie, il existe cependant sur le territoire tunisien plusieurs structures, où elles sont de facto envoyées. Hérités du régime beylical et aujourd’hui appelés « centres de réception et d’orientation », ces centres étaient à l’origine destinés aux Tunisiennes et Tunisiens sans-abris et vivant dans la rue. L’État les y enfermait, jouant sur l’ambiguïté entre protection et contrôle. Ce n’est qu’en 2011 que ces centres, alors au nombre de 13, ont été spécifiquement utilisés pour les migrants. Aujourd’hui, si le Gouvernement ne reconnaît l’existence que de deux de ces centres, l’un dans la banlieue de Tunis (El Wardiya) et l’autre à Ben Guerdane, d’autres lieux sont manifestement utilisés pour l’enfermement des personnes étrangères, comme les postes de police, les postes frontaliers ou encore les aéroports. Des témoignages ont également rapporté que la police de Tunis louerait des appartements pour y détenir de manière totalement officieuse des migrants en attente d’expulsion.
Du point de vue du droit, ce qui caractérise ces centres, c’est le flou concernant leur statut légal. Il n’existe aucun document officiel encadrant leur existence, leur statut et organisation. Seul le centre de Wardiya apparaît dans le budget de l’État, mentionné comme une institution de « réhabilitation sociale », sous l’autorité du Ministère de l’Intérieur, financé à hauteur de 300 000 dinars tunisiens (soit environ 96 000 euros) pour l’année 2019. Si l’absence de cadre juridique ne permet pas de définir précisément la nature de ces structures, parler de « centres de réception et d’orientation » ou d’« institution de réhabilitation sociale » est en réalité un euphémisme pour ne pas parler de prison administrative. Car ces centres sont fermés : placées sous la surveillance de la Garde nationale, les personnes ne peuvent sortir de l’enceinte du centre. À l’intérieur, elles ne sont pas libres de s’y déplacer à leur gré et sont confinées dans les dortoirs entre 21h30 et 6h45.
Gestion des indésirables sur le sol tunisien
Entre janvier et octobre 2019, 1039 personnes ont été détenues dans les deux centres officiellement reconnus, 576 dans celui d’El Wardiya et 463 dans celui de Ben Guerdane, parmi lesquelles des mineurs. Les motifs les plus fréquemment avancés par l’administration pour justifier la détention des personnes sont en premier lieu la traversée « irrégulière » de la frontière (55% des cas), l’implication dans des affaires judiciaires (19%), l’expiration de la durée légale de séjour (11%) et la falsification de documents (11%). Parmi les détenus, 93 % sont originaires du continent africain : 36% d’entre elles/eux sont originaires d’Algérie, 16% du Soudan, 14% de Côte d’Ivoire, 7% d’Érythrée et 6% de Somalie326
.Lorsqu’elles n’ont pas été appréhendées à la frontière, les personnes détenues ont généralement été arrêtées à l’occasion d’un contrôle au faciès ou à l’occasion de rafles organisées par les forces de police.
Complètement arbitraires, certaines arrestations semblent présenter un caractère purement raciste. Des personnes de nationalité ivoirienne ont ainsi été envoyées dans le centre d’El Wardiya à la suite de l’arrestation de leur voisin d’immeuble pour un trafic de biens dans lequel elles n’étaient pas impliquées. Généralement, la police de Tunis semble accepter un pot de vin d’un montant d’environ 1 000 dinars par personne en échange de sa libération327. Celles qui ne peuvent pas payer sont envoyées en détention et menacées d’expulsion.
Expulsions à tour de bras
Les expulsions sont effectuées par la Police des frontières et des étrangers, qui assure une présence dans ces centres aux côtés de la Garde nationale. Les détenus savent que si ils ou elles sont confiés à la Police des frontières, c’est généralement pour être expulsé. Refusant de prendre en charge les billets d’avion, le Gouvernement tunisien laisse aux personnes détenues le « choix » entre payer elles mêmes leur billet de retour, ou être expulsées de manière sauvage à la frontière terrestre (généralement à la frontière algérienne pour les détenus du centre d’El Wardiya et à la frontière libyenne pour celles et ceux du centre de Ben Guerdane). Selon les témoignages recueillis par la journaliste Amal El Mekki, les personnes expulsées à la frontière algérienne sont abandonnées au milieu de nulle part et sans argent. Souvent obligées de marcher de longues heures avant d’être arrêtées par la police algérienne, il arriverait qu’elles soient directement refoulées par les autorités algériennes à la frontière nigérienne, où elles sont abandonnées en plein désert. Selon l’OIM, entre janvier et novembre 2019, l’Algérie aurait expulsé de la sorte vers le Niger 11 000 migrants présents sur son territoire329. Il est probable que parmi elles et eux se trouvaient également des personnes expulsées en cascade depuis la Tunisie selon un représentant d’Alarmphone Sahara interrogé au cours de l’enquête. Plusieurs cas d’expulsions ont aussi été rapportés à la frontière libyenne. Conduites dans l’opacité par les autorités tunisiennes, les expulsions sauvages sont difficiles à documenter et à quantifier. Il semble toutefois que ce soit le sort réservé à la majorité des personnes détenues dans ces centres. Les autorités prennent en général soin de confisquer tous les téléphones portables pour éviter toute médiatisation. Il arrive cependant que ces pratiques soient découvertes et relayées par les médias.