Depuis 1991, année historique de l’instauration du multipartisme en Guinée, le jeu politique, le combat politique, les calculs politiques, sont devenus les casse-croûtes d’une grande majorité des Guinéens. Désormais, peu importe son origine ethnique, sa religion, sa philosophie, sa profession, son niveau d’éducation ou son statut social, chaque guinéen qui a atteint la majorité passe une bonne partie de sa journée à parler politique. Cette propension qu’ont les Guinéens à se politiser à outrance est devenue plus ardue encore depuis l’apparition des réseaux sociaux de tous types. Ces nouveaux canaux de communication à portée de mains ont favorisé une contamination à grande échelle des esprits paresseux et désœuvrés, qui ont trouvé une autre façon d’exister que par la voie laborieuse.
Cela a eu pour conséquence un désintérêt des populations pour les choses les plus essentielles à leur existence et un abandon de plus en plus affirmé par les hommes politiques des questions relatives au développement économique et social du pays. On a ainsi vu croître massivement l’exode des populations rurales au profit des centres urbains et aux dépens des activités agricoles, d’élevage et de pêche; choses pourtant indispensables à la survie. La pauvreté urbaine s’est partout aggravée, notamment à Conakry, la capitale, dont la population continue de croître sans arrêt. Elle compte aujourd’hui plus de deux millions d’habitants parmi lesquels une forte majorité vit une existence précaire et périlleuse dans des quartiers surpeuplés et insalubres, dépourvus d’infrastructures d’assainissement et de services sociaux de base.
Le secteur de l’éducation a lui aussi reçu un grand coup. Qu’il s’agisse de l’enseignement préuniversitaire ou supérieur, de l’enseignement technique ou professionnel, les niveaux des élèves et étudiants baissent partout au pays. En particulier à cause de la politisation des milieux scolaires et universitaires. Au lieu de parler étude et formation, les apprenants baignent dans la politique à longueur de journée. Au lieu de manifester pour obtenir les meilleures écoles, les meilleures salles de classe bien équipées ou pour avoir des bibliothèques modernes équipées avec les nouvelles technologies, les apprenants militent au prix de leurs vies pour des partis politiques à connotation ethnique qui ne sont d’aucune utilité pour leur formation.
Pour sa part, la fonction publique s’est dévoyée de son rôle primordial qui est d’assurer le service public, en se consacrant à la politique elle aussi. Elle s’emploie depuis lors à promouvoir les dirigeants du moment plutôt qu’à offrir des services de qualité aux populations. Au lieu de chercher à gagner la confiance de celles-ci pour le bon service qu’elles espèrent de sa part, elle offre sa totale subordination à l’exécutif, auquel elle prête mains fortes en organisant pour lui des mouvements de soutien afin de lui permettre de pérenniser son pouvoir. Cela fait aujourd’hui trente-et-un ans que la fonction publique guinéenne se livre à ce vilain rôle. De sorte qu’un climat de frustration générale s’est aujourd’hui installé dans la société et le développement du pays en a payé le prix fort.
Or, le sens premier de la politique doit être celui qu’on lui donnait autrefois dans les cités grecques antiques, à savoir l’art de gouverner une communauté ou un État, d’organiser efficacement et efficiemment les pouvoirs et de bien conduire les affaires publiques. Malheureusement, au lieu de cela, la politique est vue par nos dirigeants comme un lieu d’affrontement des arrivismes, des opportunismes, des égoïsmes et des cynismes les plus rocambolesques. Personne n’est disposée à dire la vérité ou à la reconnaître. Chacun se préoccupe avant tout de la manière avec laquelle il peut accéder au pouvoir ou s’y faire place en vue de participer au pillage programmé des deniers publics.
Nombreux sont aujourd’hui les politiciens guinéens qui se reconnaissent par leur adhésion au machiavélisme. Pour eux, le but premier de la politique est la conquête du pouvoir par tous les moyens en vue de l’exercer par autant de moyens qui leur permettent de le conserver indéfiniment. Exactement comme cela a été développé par Machiavel dans son célèbre ouvrage Le prince, écrit au début du 16e siècle. Il s’agit d’un principe d’action politique sans scrupule moral, guidé par la mauvaise foi et la perfidie et où la fin justifie les moyens. Et c’est ainsi que se présente le climat politique en Guinée depuis trois décennies. La conquête et la conservation du pouvoir sont recherchées par tous les moyens par les concurrents, y compris la manipulation et l’instrumentalisation éthique.
Le grand drame de cette course folle pour la conquête du pouvoir se trouve cependant dans le fait que les hommes politiques guinéens ont fini par oublier le peuple et la raison pour laquelle ils cherchent le pouvoir. Les questions de développement ne sont que très lapidairement évoquées au cours des campagnes électorales, aucun débat de fond n’a lieu pour permettre de savoir ce que chaque parti propose pour le pays et par quels moyens il compte y arriver. Et une fois le pouvoir conquis par tel ou tel camp, c’est l’amnésie totale qui s’installe : on oublie tout ce l’on avait promis et l’on tombe dans l’arbitraire et l’autoritarisme. Ce cycle infernal emprisonne le pays dans un carcan indémontable de va-et-vient entre deux points fixes et le voue à la stagnation ou pire encore à la reculade, comme nous le constatons depuis plus de trente ans.
Raison pour laquelle, bien que nécessaire pour la conduite des affaires courantes, la politique est devenue un facteur handicapant pour le développement de la Guinée. Au même titre que la gouvernance, elle est corrompue et avec elle la majorité de ceux qui l’exercent. On peut même dire que c’est elle qui est aujourd’hui responsable de la faillite de l’État, dont les instruments ne peuvent fonctionner correctement sans une réforme profonde de la manière d’exercer la politique ainsi que de la conduite des hommes politiques. Cette réforme devrait sans tarder commencer par une refonte du système de partis politiques en Guinée, mettant complètement un terme à notre multipartisme chaotique et improductif pour le tendre définitivement vers un bipartisme total.
Il y aura dans ce cas deux grands partis seulement qui se concurrenceront dans le jeu politique. Aucun autre parti en dehors de ces deux ne devrait être agréé. Et ce sera la grande différence avec le Royaume-Uni, les États-Unis et certains pays anglo-saxons comme le Canada et l’Australie, où il existe néanmoins d’autres partis politiques minoritaires qui n’influent pas vraiment sur l’attribution ou l’exercice du pouvoir.
Cette configuration permettrait l’exercice démocratique du pouvoir tout en prévenant le désordre créé dans le pays par la multitude de partis politiques existants, qui ne sont généralement fondés sur aucun socle unitaire et patriotique, mais uniquement sur une base identitaire ou ethnique. Elle réduira l’instrumentalisation de l’ethnie à des fins de profits personnels et les replis identitaires. Ceci est d’autant plus vrai que même avec un millier de partis politiques en action, tous finiraient par se tisser des alliances les uns avec les autres au moment des élections pour permettre à l’un ou l’autre des deux camps majoritaires d’accéder au pouvoir, quitte à partager ensuite ses privilèges avec les partis alliés. Ce qui montre bien que la solution de deux partis est seule qui vaille quel que soit le chemin qu’on décide d’emprunter.
Par Aboubacar Fofana