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La CÉDÉAO et les peuples : La rupture est-elle consommée ?

L’extraction par la force par le peuple malien de son destin, à travers son armée, entre les mains du président Ibrahim Boubacar Keita (IBK) pourtant démocratiquement élu à deux reprises par ce même peuple, crée aujourd’hui un énorme malaise au sein de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao).

Alors que certains chefs d’État poussent à la sanction extrême du peuple et de la junte militaire responsable de la mise à l’écart et de la démission forcée d’IBK, d’autres, tout en condamnant ce coup de force militaire, souhaitent pour des raisons d’équité, l’extension des mêmes sanctions à l’encontre des présidents, auteurs de coups d’État constitutionnel portant en particulier sur la modification forcée des Constitutions de leurs pays en vue de briguer un troisième mandat.

Si pour certains chefs d’État, les seuls coups d’État à prendre en considération sont ceux qui sont portés par les militaires, pour d’autres cette infraction doit inclure aussi, au nom des mêmes principes directeurs de la Cédéao, les coups perpétrés par les présidents civils en exercice contre les Constitutions de leurs pays respectifs.

Pour ces derniers qui incarnent la plus grande portion des peuples de la Cédéao, la sanction à appliquer ne devrait pas être sélective mais générale en touchant aussi bien les militaires responsables des coups de force que les présidents civils responsables de la même forfaiture.

Cette diversité d’interprétation de la notion de coups d’État met clairement en évidence la rupture entre la Cédéao et les peuples qu’elle prétend incarner. On devrait alors se poser la question de savoir si dans les 16 pays d’Afrique de l’Ouest, il y a d’un côté les peuples et de l’autre une association des chefs d’État non connectée aux premiers.

De la Cédéao économique à la Cédéao politique 

Pourquoi donc la Cédéao, créée en mai 1975, avec une vocation essentiellement économique, à savoir l’intégration entre les économies de ses États membres, se mêle d’aussi près dans les affaires politiques de ses États membres, pourtant « souverains » ?

Les raisons tiennent au fait que cette organisation sous-régionale, depuis les années 90, s’est rendue compte que sans la paix et la sécurité dans son espace, il serait illusoire de parler d’intégration économique. Sans base juridique solide, la Cédéao à travers sa branche armée Ecomog (Communauté économique des États Groupe de contrôle Afrique de l’Ouest) créée en 1990, était intervenue à la satisfaction du plus grand nombre au Liberia et en Sierra Leone, deux pays plongés dans une guerre civile abominable, pour sauver la situation et éviter la contamination de toute la sous-région par ces conflits.

Partant de cette expérience, la Cédéao a adopté en décembre 1999 à Abuja un Protocole relatif au mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité. Ce Protocole lui donne d’importants pouvoirs d’intervention dans ses États membres lorsque l’un deux est en crise politique majeure susceptible de déboucher sur un conflit.

La mise en œuvre de ces pouvoirs prend différentes formes : la médiation, la réconciliation, et dans les cas extrêmes, le déploiement à travers l’Ecomog, d’une force d’interposition ou même de rétablissement de la paix.

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À ce Protocole, est venu se joindre un autre Protocole additionnel sur la démocratie et la bonne gouvernance qui prévoit dans son article premier la mise en place de certains principes constitutionnels communs aux États membres. Il s’agit notamment des principes de séparation des pouvoirs, de non-ingérence des militaires dans les affaires politiques, d’accession au pouvoir à travers des élections libres, transparentes et démocratiques. Ou encore le principe d’interdiction d’accession au pouvoir par des voies anticonstitutionnelles et non démocratiques. L’article 2 du Protocole additionnel pose à son tour, l’interdiction de procéder à un changement substantiel de la loi électorale dans un pays membre, six mois avant la tenue des élections.

À travers ces deux textes, on peut conclure que sur le plan juridique et institutionnel, la Cédéao est suffisamment armée pour faire face non seulement aux conflits dans son espace, mais aussi aux cas de violation des principes démocratiques. Cependant, force est de constater que la Cédéao adopte en pratique deux attitudes contradictoires face au principe d’accession libre, transparent et démocratique au pouvoir.

D’une part, elle est prompte à prendre des positions radicales en cas d’irruption de l’armée sur la scène politique en décrétant sans attendre des sanctions, comme c’est le cas présentement au Mali. D’autre part, elle est inactive voire passive face aux violations graves des règles démocratiques pour l’accession au pouvoir. Elle s’accommode bien des changements pourtant contestés et réprimés dans le sang, des Constitutions pour permettre aux présidents en exercice de briguer un troisième mandat, comme c’est actuellement le cas en Guinée et en Côte d’Ivoire.

Une politique de deux poids et deux mesures qui affecte sérieusement la réputation de la Cédéao. Elle est perçue comme une organisation au service exclusif des chefs d’État et de gouvernement et hostile aux revendications des peuples de la sous-région pour plus de démocratie et de respect des règles constitutionnelles.

Le Centre d’études stratégique de l’Afrique, dans une de ses récentes études en date du 16 mars 2020, titrée « La réputation chèrement acquise de la Cédéao en danger », évalue la situation politique explosive dans un certain nombre de pays de la sous-région (La Guinée, le Bénin, le Togo pour ne citer que ceux-là) avant de conclure à un inquiétant recul de la démocratie face à laquelle la Cédéao brille par son inaction alors que le Protocole sur la démocratie lui donne des moyens d’action.

 

Pourquoi une telle passivité ?  

Les raisons sont à rechercher dans la nature interétatique de l’organisation sous-régionale elle-même. La conférence des chefs d’État et de gouvernement qui est l’instance suprême de décision, est composée de chefs d’État qui n’ont pas la même perception de la démocratie. Cette différence, mieux cette contradiction affecte naturellement l’appréciation des uns et des autres de la situation politique dans un État membre. Alors que certains chefs d’État sont favorables au respect de la démocratie, de la limitation des mandats présidentiels et du respect des droits de l’homme, d’autres n’en ont cure.

À la vérité, l’incohérence de la Cédéao dans le traitement des crises politiques trouve son origine dans l’absence d’un idéal démocratique commun entre les chefs d’État, qui en dernier lieu décident de comment agir.

Sinon, autant la prise de pouvoir par l’armée est déclarée inconstitutionnelle dans le Protocole additionnel sur la démocratie, autant l’est aussi la manipulation de la Constitution d’un pays dans le but de se maintenir au pouvoir. La Cédéao est ainsi placée devant sa légitimité : fera-t-elle le jeu des chefs d’État ou celui des peuples qu’elle entend incarner ? En toute logique, elle a tout intérêt à faire peser la balance vers les aspirations démocratiques des peuples, conformément à ce que prévoient ses textes constitutifs. Son avenir existentiel en dépend.

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