La Guinée n’est pas seulement pauvre. Il y a dans ce pays une culture de l’entretien de la pauvreté. Celle-ci se définit comme un ensemble de pratiques de gouvernance et de valeurs qui maintiennent volontairement la majorité de la population dans une injustifiable misère. Ainsi, on peut comprendre la pauvreté et le sous-développement de la Guinée comme un choix de gouvernance, une stratégie politique, en vue non seulement de conserver le pouvoir, mais surtout pour contrôler au seul profit de ceux qui appartiennent au cercle du pouvoir les circuits de production de la richesse.
Prenons l’exploitation des ressources naturelles. Selon les données de l’ITIE ( l’Initiative pour la transparence dans des industries extractives) et les travaux du NRGI (Institut sur la gouvernance des ressources naturelles), pour l’année 2016-2017, les revenus miniers de l’État ont connu une augmentation de plus 46%, ce qui représenterait 505 millions d’USD ; on dit même que depuis 2014, production de la bauxite suivrait une dynamique exponentielle, 70 millions en 2019 contre 16 millions en 2013) ; que les sociétés d’État SOGUIPAMI (société guinéenne de patrimoine minier) et ANAIM (agence nationale des infrastructures minières) ont enregistré une croissance de 11% de leurs revenus, s’établissant ainsi à 35 millions d’USD.
Malgré cette relative croissance du secteur minier, la réalité parle d’elle-même : aucun développement local, paupérisation continue de la population, délabrement du système sanitaire dans tout le pays, un système d’éducation qui socialise à l’autoritarisme et qui encourage l’ignorance, les infrastructures en décrépitude, une jeunesse dominée par un insatiable désir de désertion, aucune justice sociale pour le dire tout simplement. Bien que la législation minière guinéenne prévoit des mécanismes de redistribution des revenus issus de l’exploitation minière (FODEL-fonds de développement local, la redevance superficiaire, le fonds national pour le développement local-FNDL, l’agence nationale pour le financement des collectivités-ANAFIC, l’agence nationale d’insertion économique et sociale-ANIES), force est d’admettre que les populations ne voient pas l’effet réel de l’exploitation des richesses naturelles sur leurs vies. Celles-ci sont à l’échelle du pays largement désabusées. D’où l’insatiable désir qui anime une grande majorité de Guinéens de déserter le pays : la Guinée est devenue de plus en plus inadaptée à l’épanouissement de la vie humaine.
Mais essayons de mieux comprendre l’écart entre la croissance du secteur minier en Guinée et la persistance de la pauvreté de masse. On pourrait pointer du doigt la corruption des autorités locales, la voracité des sociétés minières étrangères, le capitalisme globalisé, la mondialisation néo-libérale, le néo-colonialisme des puissances étrangères, donc, on pourrait invoquer tous les lieux communs sur les causes de la misère des Guinéens. Mais ce serait manquer la cible. Car, la vérité est toute autre : maintenir les populations dans la pauvreté est une modalité de la gouvernance en Guinée ; c’est une manière parmi tant d’autres de faire de la politique, d’exercer l’autorité à tous les niveaux.
En fait, chaque détenteur ne serait-ce qu’une partielle d’autorité a besoin de dominer et d’exploiter en vue de maintenir et renforcer son pouvoir. La justice et l’égalité sont ainsi ressenties comme des dispositifs dangereux pour les personnes détentrices du pouvoir. C’est que dans un contexte où les relations sociales sont laissées à la merci du plus fort, de celui ayant plus de statuts, la conservation du pouvoir ne peut aucunement passer par l’épreuve du test démocratique ou de la délibération publique. Au contraire, c’est par la surenchère dans l’injustice et les inégalités que le pouvoir peut s’assurer une certaine pérennité. L’enjeu n’étant pas que l’exercice du pouvoir soit au bénéfice de tous, on peut comprendre tout de suite pourquoi redistribuer équitablement les revenus issus de l’exploitation des richesses naturelles ne peut pas être une préoccupation politique. Suivant la politique à la guinéenne, la société est composée d’ayants droit, ceux qui exercent le pouvoir et leurs réseaux, et ceux qui n’ont aucun droit, ces subalternes qui peuvent bénéficier à l’occasion des faveurs du pouvoir. Ainsi, l’exclusivité sur les revenus des richesses naturelles est elle-même fondée sur une représentation des relations sociales : parce qu’il n’y a que ceux qui gouvernent et qui sont gratifiés par les statuts sociaux qui ont des droits, quel que soit le niveau de croissance économique, il ne peut que profiter à cette couche privilégiée de la population. Le reste de la population, donc la grande majorité, c’est une autre histoire, une autre affaire, celle des ONG, de l’aide extérieure et des organisations d’aide au développement. La majorité des Guinéens, ce n’est pas l’affaire de la politique en Guinée. Cette négation du peuple, c’est aussi l’histoire politique de la Guinée.
Au lieu de multiplier les sommets à l’étranger, la présence dans des forums économiques où l’on ne comprend pas même pas les enjeux discutés, au lieu de parler de renforcement d’aide au développement, de lutte contre la famine, le défi en Guinée consiste à transformer la représentation des rapports sociaux et de l’exercice du pouvoir politique qui en découle. Si malédiction il y a en Guinée, ce n’est pas celle des ressources naturelles, mais c’est celle de la gouvernance. Pour conjurer ce sort, il faudrait commencer par remettre en question les manières de penser et d’être qui encouragent les pratiques prédatrices et le commerce de la violence.