Par Youssouf Sylla, analyste à Conakry.
Récemment, la confrontation entre ces deux thèses s’est réalisée autour du projet de réforme constitutionnelle qui comportait un important volet sur la modification de la durée du mandat présidentiel. Elle s’est soldée devant la cour constitutionnelle guinéenne par la primauté de la thèse souverainiste du peuple sur la thèse constitutionnaliste, assise sur la non révocabilité de certaines clauses constitutionnelles, qualifiées d’intangibles.
C’est du moins ce qui ressort du contenu de l’Avis N°002/2019/CC du 19 décembre 2019 de la Cour constitutionnelle. Dans ses motifs, la Cour a fait valoir sur la demande du président de la République, que rien ne s’oppose en droit à ce que ce dernier en appelle au peuple souverain de Guinée à travers la soumission d’un projet de constitution à un referendum.
Parmi les dispositions visées dans l’Avis pour justifier le recours au peuple au travers d’un referendum figure l’article 2 alinéa 1 de la Constitution de mai 2010, qui dispose que « La souveraineté nationale appartient au Peuple qui l’exerce par ses représentants élus ou par voie de referendum ».
L’Avis de la Cour constitutionnelle règle certes la question en droit guinéen, mais la communauté des juristes reste cependant largement divisée, compte tenu de la cristallisation des positions des défenseurs et des opposants aux clauses d’intangibilité constitutionnelle, ignorées dans l’Avis de la Cour.
Le constitutionnalisme comme limite à la révision des constitutions
Pour ce courant de pensée juridico politique, certaines clauses constitutionnelles sont intouchables conformément à la volonté du pouvoir constituant. Parmi ces clauses il y a par exemple la forme républicaine de l’Etat, la durée du mandat présidentiel ou encore les garanties relatives aux droits de la personne. Dans son étude sur « La révision constitutionnelle et l’intangibilité de l’article 220 de la constitution congolaise », Constantin Yatala Nsomwe Ntambwe, docteur en droit de l’université de Fribourg écrit que cet article reste indéboulonnable juridiquement et que même « le peuple congolais n’est pas habilité à réviser les clauses intangibles énoncées à l’article 220 ».
Se référant à la constitution canadienne, Luc B. Tremblay, professeur titulaire à la faculté de droit de l’université de Montréal abonde dans la même logique que Constantin dans son article, « Deux thèses sur la démocratie et le constitutionnalisme : la souveraineté du peuple et l’engagement préalable ». Il explique à propos de la thèse constitutionnalisme, qualifiée par la Cour suprême canadienne de la thèse de « l’engagement préalable » dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, que la révision de la constitution ne peut pas être juridiquement possible sans le respect du « processus d’amendement constitutionnel prévu dans la constitution canadienne ».
En France, outre l’existence des procédures spécifiques de révision constitutionnelle, il y a des cas dans lesquels toute révision est impossible selon l’article 89 de la Constitution: cas d’atteinte à l’intégrité territoriale et lorsqu’il est question de toucher à la forme républicaine du gouvernement.
Le cas de la France et les propos de ces deux éminents professeurs tendent à démontrer de manière claire qu’il y a dans la constitution de nombre de pays, des clauses intouchables et des procédures spécifiques de révision ou d’amendement qui ne peuvent être ignorées sans tomber dans l’illégalité. La Constitution guinéenne de 2010 comptait parmi celles-ci.
Les raisons politico historiques de l’attachement aux clauses intangibles
Dans la thèse constitutionnaliste, diverses raisons expliquent cet attachement. En Afrique, la crainte de la présidence à vie et du retour à la dictature, expliquent dans une large mesure le recours aux clauses intangibles. Elles se présentent comme une garantie, une soupape de sécurité contre tout recul démocratique. En Allemagne, l’article 79 de la Loi fondamentale de mai 1949 institue des conditions strictes à la révision constitutionnelle pour éviter les dérives constitutionnelles. Les conditions posées par l’article 79 sont une réponse à l’expérience traumatisante de la République de Weimar. En 1933 les réformes constitutionnelles opérées au sein de cette République avaient permis à Hitler d’avoir les « pleins pouvoirs » avec lesquels il a mis fin à la démocratie parlementaire et à l’Etat de droit en Allemagne.
De ces raisons, on peut dire que les intangibilités constitutionnelles sont une arme à double tranchant. D’un côté, la banalisation des réformes constitutionnelles surtout dans les pays à faible ancrage démocratique et chroniquement instables, peut-être la porte ouverte à tous les abus. Les intangibilités sont nécessaires dans la constitution de ces pays. Mais de l’autre côté, il est à craindre que le caractère intouchable de certaines clauses constitutionnelles ne ferment la porte aux débats démocratiques utiles et aux projets de réforme constitutionnelle de grande envergure concernant par exemple la durée du mandat présidentiel (en France, c’est la révision constitutionnelle de 2000 qui a ramené la durée du mandat présidentiel à 5 ans) ou la forme (unitaire ou fédérale) de l’État.
Les limites de la thèse constitutionnaliste telles qu’elles existent en Guinée légitiment alors l’exposition et la discussion de la thèse souverainiste du peuple.
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