Dans une tribune récente publiée par les médias en ligne, le Pr Togba Zogbélémou a essayé de défendre une fois de plus le changement constitutionnel prôné par le pouvoir. Dans un article intitulé « Heur et malheur d’un texte : l’article 51 de la constitution guinéenne de 2010 » il décline les arguments en faveur du coup constitutionnel. A en juger par ce titre, nous pensons qu’il répond indirectement à nos deux dossiers publiés en avril 2019 sous le titre : « Heurs et malheurs d’un possible troisième mandat ».
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Le Professeur se recouvre de son manteau académique pour se donner une aura de crédibilité. Il s’évertue à confiner le débat dans une interprétation juridique constitutionnelle atypique qui fera froid au dos à tout constitutionaliste intègre. En réponse à ses arguments, nous présentons ci-dessous une analyse non juridique. La nôtre se veut non juridique car le changement constitutionnel est une négociation civique et politique avant d’être une affaire de droit. Nous sommes d’accord avec le Professeur que le débat ne doit pas être personnalisé, et nous nous excusons d’avance si quelqu’un se sent personnellement visé dans notre analyse. Ce n’est pas les personnes qui nous intéressent dans le débat. Nous nous intéressons aux personnalités et comment leurs prises de position ou actions publiques, affectent pour le meilleur ou pour le pire la marche démocratique et le progrès social de la Guinée.
Verser dans la diversion juridique
Un adage américain donne le conseil suivant aux avocats tentant de défendre un cas a priori indéfendable : « Si les faits sont contre vous, argumentez la loi. Si la loi est contre vous, discutez des faits. Si la loi et les faits sont contre vous, tapez sur la table et criez comme un fou ! ». A court d’arguments simples et convaincants, les adeptes du tripatouillage, y compris le Professeur considéré comme un « éminent constitutionaliste », semblent adopter l’approche d’avocats àla petite semaine commis à la défense d’un crime d’infraction.Leur seul devoir est d’user de tous les moyens pour persuader le juge que leur client est dans son droit quand il décidait de commettre l’infraction. Puisque les faits sont indéfendables, les juristes à la solde essayent d’argumenter la loi et font recours à des astuces juridiques pour justifier la forfaiture. Ils en sont réduit à l’utilisation d’arguments spécieux mettant de côté la lettre et l’esprit de la Constitution : « tout ce que la loi n’interdit pas est autorisé…il ne faut pas distinguer là où la loi ne distingue pas » sont les astuces techniques qu’il compte utiliser, espérant qu’une Cour Constitutionnelle aux ordres va se ranger de leur côté, et que la machine bien huilée de la fraude électorale fera gagner le referendum et les électionsprésidentielles avec des scores soviétiques, comme au temps de Lansana Conte.
L’approche des adeptes du tripatouillage constitutionnel est donc de : (i) déplacer le débat de son terrain politique et civique pour en faire un débat strictement juridique, (ii) dénaturer l’esprit de la loi dans l’article 51 de la Constitution avec une interprétation fantaisiste(iii) ignorer les articles 27 et 154 qui constituent les verrous sur le nombre de mandats et créer la confusion entre le terme « projet de loi » qui s’applique à des lois ordinaires ou organiques votées par l’Assemblée Nationale, à « projet de loi pour une nouvelle Constitution » qui n’est prévu nulle part dans la Constitution de 2010 ; et (iv) occulter la conséquence politique probable de la proposition de changement constitutionnel qui est de priver la jeune démocratie guinéenne d’alternance.
Aucune Constitution du monde ne prévoit son annulation. Mais les sirènes révisionnistes qui veulent aider le président Alpha Condé à briguer une présidence à vie sont gênés par les articles 27 et 152 de la Constitution actuelle. Comme il ne peuvent pas changer ces articles dans le cadre d’une révision constitutionnelle qui est la pratique dans tous les pays du monde (en l’absence d’un bouleversement majeur justifiant un changement de régime et de république), ils veulent tuer la Constitution actuelle et la remplacer par une nouvelle Constitution. Ce qui remettrait les compteurs à zéro, permettant ainsi à Alpha Condé de briguer une présidence à vie. Les soutiens du tripatouillage constitutionnel veulent précisément que les Guinéens ne se focalisent pas sur cette éventualité, mais que les discussions soient restreintes à un cadre purement juridique permettant de noyer le poisson dans un débat académique futile de doctrines, de définitions, d’interprétations sans la présence d’un arbitre neutre pour départager les protagonistes.
Occulter la dimension politique du changement constitutionnel
Il est maintenant établi que très souvent en Afrique, la fraude se cache derrière le changement constitutionnel initié par un régime en manque de résultats. Dans son rapport « Dynamiques constitutionnelles dans l’espace francophone » de 2016, l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) tire la sonnette d’alarme sur l’instrumentalisation politique des changements constitutionnels : Il ressort des pratiques que le pouvoir de révision opère bien souvent des amendements à la Constitution « commandités », conduisant à des manipulations constitutionnelles. Avec l’appui de Parlements bien souvent dominés par une majorité écrasante, voire un parti dominant, la modification du texte constitutionnel apparaît toujours aisée, quelles que soient les modalités restrictives mises en place, les conditions de majorité étant facilement surmontées par des forces politiques hégémoniques ; et la diversité des institutions mobilisées, dans l’esprit de modération et de contre-pouvoirs réciproques chers aux systèmes pluralistes, étant neutralisée par la fusion du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif dans le parti majoritaire. L’OIF (organisation internationale de la francophonie) met en garde contre les apologistes des changements frauduleux de Constitution en citant le célèbre constitutionaliste Jean du Bois de Gaudusson qui déplore la fraude qui consiste à réduire le constitutionnalisme « à une simple hiérarchie des normes, qui facilite plus l’instrumentalisation de l’argument juridique que la pacification de la société ; la prévalence de la procédure sur le fond et de la lettre du droit sur son esprit. »
Les changements constitutionnels commandités doivent être traités comme une question politique et non un conflit de droit. Souvent, l’objectif inavoué n’est pas de changer la Constitution, mais de l’instrumentaliser pour fausser le jeu politique. C’est ainsi que les protagonistes du tripatouillage constitutionnel en Guinée se focalisent maintenant sur l’article 51, donnant la possibilité au chef de l’Etat de faire une proposition de loi. Pourtant, l’esprit de la Constitution est que le terme « proposition de loi » s’adresse à une loi ordinaire que l’Assemblée Nationale pourrait examiner et approuver. Mais des juristes à la solde sont en train de réinterpréter l’article comme une carte blanche que la Constitution donne au chef de l’Etat de tuer celle actuelle à travers un projet de loi constitutionnel.
Pour les défenseurs de la nouvelle constitution, il ne faut pas confondre l’analyse juridique et ses conséquences éventuelles qui peuvent être politiques, économiques ou sociales. C’est tout le problème de l’approche robotique trompeuse qui consiste à privilégier la forme sur le fond. Mais ce n’est pas une discussion doctrinale dans une salle de classe. C’est l’avenir de tout un peuple qui est en jeu. L’honnêteté et la rigueur intellectuelles exigent de tout spécialiste intègre de prendre en considération le besoin de cette masse silencieuse et meurtrie qui ne trouve pas son compte dans ces guéguerres politiques depuis plus de 60 ans.
Mener un débat citoyen sur un changement constitutionnel sans tenir compte du contexte politique, économique et sociale relève de la cécité intellectuelle. Tout intellectuel responsable est sensé savoir que l’application de toute théorie scientifique peut avoir des conséquences imprévisibles sur la société. C’est pourquoi Albert Einstein avait fortement regretté sa théorie de relativité dont l’une des applications fut la création de la bombe atomique utilisée pour anéantir Hiroshima et Nagasaki (Japon). Comme la bombe nucléaire, les astuces juridiques pour favoriser un cambriolage constitutionnel pourraient avoir de graves conséquences pour un pays. Le bon constitutionaliste est celui qui reconnait que la Constitution est le carrefour où se croisent et se mêlent les aspirations politiques, économiques et sociales de la population concernée. Elle est l’accord sacré qui transforme le désir de vouloir vivre ensemble en un consensus, lequel est codifié sous la forme d’une loi fondamentale. A cet effet, la Constitution est l’ultime arbitre de la compétition politique et ne devrait pas être instrumentalisée pour des objectifs électoraux ou d’hégémonie politique.
Les Constitutions sont souvent conçues pour résister au test du temps, tout en laissant la possibilité d’amélioration et d’adaptation. Sachant que toute demande de révision constitutionnelle a un but politique évident ou caché, le constitutionaliste intègre essaye d’être l’arbitre du jeu politique tout en préservant la sacralité de la Constitution en vigueur, sauf devant un cas de force majeure. Il joue le rôle de protecteur de la Constitution contre les changements fantaisistes prônés par des sirènes révisionnistes obsédées par la perpétuation de leur hégémonie politique. Le Constitutionaliste intègre n’entonne pas le langage de la politique politicienne pour justifier un changement. Des considérations telles que « c’est le peuple souverain qui le demande » sont des slogans de politiciens qui n’ont aucune importance pour le peuple. En général, il faut un accident sérieux de l’histoire, un bouleversement socio-politique extraordinaire menant à un changement de régime pour amener un peuple à demander l’annulation d’une Constitution et l’élaboration d’une nouvelle consacrant l’avènement d’une nouvelle république. Toute autre forme de demande de révision constitutionnelle sert les intérêts politiques du pouvoir en place qui en fait la demande.
Faire croire que le changement constitutionnel est une préoccupation majeure urgente du peuple de Guinée
L’argument central des partisans du tripatouillage constitutionnel est que le peuple souverain demande que la Constitution soit changée. Il n’y aucun motif valable, aucun sondage, aucune enquête démographique qui indique que la préoccupation majeure de la majorité des Guinéens est de changer la Constituions afin de permettre au président Alpha Condé de s’offrir une « présidence a vie ». Mais les partisans du tripatouillage sont presse d’aller à un referendum ou la machine de la fraude pourrait être mise à contribution pour fabriquer un plébiscite. La réalité est que le « peuple » qui est en train de pousser cette initiative n’est pas représentatif de la majorité des Guinéens. Pour étayer cette thèse, nous referons nos lecteurs aux sondages scientifiques récemment publiés par l’organisation Afro-barometer qui réalise ce genre d’étudesdans les pays africains, et qui est une référence internationale dans ce domaine. Selon les sondages d’Afro-barometer, lespréoccupations du peuple sont ailleurs. Les principales préoccupations urgentes selon les sondages sont :
La corruption endémique : un sondage de perception sur l’effort du gouvernement montre que 76% des Guinéens interrogés estiment que leur gouvernement ne fait pas assez pour juguler le problème de corruption (se référer au sondage 2019 de global corruption barometer. Dans le même sondage, 62% des personnes interrogées pensent que le niveau de corruption est plus élevépar rapport à l’année dernière, 42% admettent avoir payé un pourboire pour l’accès à un service public ; 62% admettent avoir payé un pourboire à la police pour régler un problème.
Le déficit de démocratie : ce déficit est mis en exergue dans un récent sondage d’Afro-barometer pour la démocratie en Afrique publié cette année et disponible sur le site afrobarometer.org. Les Guinéens, dans leur grande majorité, préfèrent la forme démocratique de gouvernement (76% des répondants). Ils rejettent le régime militaire ou la dictature (72% des répondants). Malgré cette soif de démocratie, la Guinée est parmi les 10 pays d’Afrique avec le plus grand déficit de démocratie, selon le sondage. Seulement 33% des Guinéens estiment vivre dans une démocratie qui répond à leurs attentes entre 2014-2015. En 2016-2018, cette proportion est tombée à 23%. Le même chiffre est de 70% au Ghana, 60% en Sierra Leone, 45% au Sénégal, et 34% en Côte d’Ivoire.
La paupérisation accrue : un autre sondage récent d’Afrobarometer, indique que la proportion de Guinéens qui vivent « plusieurs fois » ou « toujours » des situations de paupérisation sont en augmentation nette depuis 2015. La proportion de répondantsqui déclarent vivre sans assez de nourriture à manger pour eux ou leurs familles a augmenté de 48% en 2015 à 59% en 2017. Ceux qui n’ont pas assez d’eau propre pour un usage domestique a augmenté de 58% à 78% durant la mêmepériode, et ceux sans accès au traitement médical de 52% à65%.
Le désespoir sur les perspectives d’avenir du pays : le pays est divisé sur la question, mais la majorité des répondantsdans tous les coins de la Guinée pense que le pays se dirigedans la mauvaise direction. La taille de cette majorité est plus importante dans les régions de Conakry (77%), Boké (69%), N’Nzérékoré (68%), Mamou (62%) et Kankan (61%) et Labé (60%). C’est à Kindia (58%) et Faranah (51%) que les opinions négatives sont moindres. En revanche les opinions négatives sur la situation économique sont plus prononcées àLabé (76%), Boké (76%), N’zérékoré (71%), Kindia (66%), Mamou (61%). Seuls les fiefs du RPG (Faranah et Kankan) enregistrent des opinions négatives dans la fourchette de 50% à 60%. Ceux qui pensent que les perspectives économiquesvont s’améliorer se retrouvent majoritairement dans les régions de Faranah (57%), Kindia (52%), et Kankan (51%). Ils sont minoritaires à Conakry (24%), Labé (30%), Boké(39%), Nzérékoré (44%), et Mamou (47%).
Ignorer les conséquences politiques et sociales possible d’un tripatouillage constitutionnel : quelques leçons de l’Afrique francophone
Le peuple de Guinée souffre vraiment de la démission et la corruption de son élite. Dans un pays normal, l’élite serait un arbitre du jeu politique et aiderait à examiner de façon sereine et sans parti pris les mérites et risques d’une décision de changement constitutionnel prise au pied levé. Puisque le texte est toujours maintenu secret, les mérites sont difficiles à apprécier mais les risques d’une instrumentation juridique des articles de la Constitution pour justifier un tripatouillage constitutionnel sont évidents. Il suffit de voir les conséquences de ce genre de manœuvres dans les pays de la sous-région.
En Côte d’Ivoire en l’an 2000, l’instrumentalisation politique de l’article 35 de la Constitution a amené le pouvoir en place à initier une révision constitutionnelle dont l’objectif était d’exclure le candidat Alassane Ouattara de la course au pouvoir. L’article 35 de la Constitution portant sur l’exigence de nationalité a été modifiée pour redéfinir la nationalité comme « l’ivoirité » qui exige au candidat la double ascendance ivoirienne et le fait de n’avoir jamais eu d’autre nationalité. Alassane a été donc éliminé d’office de la compétition politique. Ce tripatouillage constitutionnel a été coûteux pour la Côte d’Ivoire : guerre civile avec des milliers de morts, instabilité politique pendant 10 ans (2000 à 2010), et ce n’est qu’à partir de 2011 que le pays a commencé à se relever petit à petit.
Au Togo en 2005, c’est l’article 144 de la Constitution de 2001 qui fut instrumentalisé en 2005 à la suite de la mort de Eyadema père. Cet article interdisait tout changement constitutionnel durant une période d’intérim ou de vacance de pouvoir et autorisait le président de l’Assemblée Nationale à assurer l’intérim et organiser les élections en 60 jours. Le système en place ne voulant pas laisser les choses au hasard a intimé le changement constitutionnel pour modifier la période d’intérim et perpétuer le système Eyadema en adoubant Eyadema fils comme président. Cette décision inopinée fut sévèrement condamnée par l’Union Africaine et la communauté internationale, au point qu’Eyadema fils avait dû céder temporairement le pouvoir au successeur constitutionnel. Mais, il reviendra en force 60 jours plus tard à l’issue d’élections qui le déclarent président. Depuis, le Togo vit dans une tension politique permanente.
Au Sénégal en 2008, c’est le régime de Wade qui s’évertue à instrumentaliser l’article 27 de la Constitution de 2001 pour changer la durée du mandat présidentiel. Celui-ci prévoyait que ce changement nécessitait une loi référendaire, mais le régime Wade a opté pour la voie facile d’utiliser sa majorité à l’Assemblée Nationale. Des juristes à la solde du régime se penchent sur l’article : « la durée du mandat présidentiel est de 5 ans renouvelable une seule fois. Cette disposition ne peut être révisée que par une loi référendaire ». C’est la guerre des interprétations tendancieuses. Les juristes du pouvoir maintiennent que la restriction référendaire ne s’applique qu’à la limitation du mandat et non sa durée. Wade fait son forcing, et obtient les modifications voulues en 2008 et en2011. Il va plus tard se prévaloir de ces changements pour prétendre à un troisième mandat. Les Sénégalais lui ont répondu par une gifle cinglante lors des élections présidentielles de 2012. Lui qui aspirait à devenir le prochain Mandela de l’Afrique est sorti par la petite porte. Son parti n’est que l’ombre de ce qu’il a été en 2008.
Au Niger en 2009, Mamadou Tanja s’embarque dans une aventure folle de refonte totale de la Constitution. Les constitutionalistes attirent son attention sur l’article 39 de la Constitution portant sur le serment prêté sur le Saint Coran de respecter et de faire respecter la Constitution. Il passe outre l’avis négatif de la Cour Constitutionnelle. Il suit une approche similaire à celle que les apologistes du tripatouillage constitutionnel sont en train de proposer à Alpha Condé : Tue la Constitution actuelle et crée une nouvelle, comme ça tu n’as pas à te préoccuper de respecter les clauses qui te créent des problèmes. A coup de mamaya et de battages médiatiques, Tanja organise son référendum et obtient sa nouvelle Constitution. C’était sans compter les militaires patriotes dans l’armée, qui ont plutôt préféré un Niger démocratique. Tanja fut déposé et arrêté comme un malpropre. Pour la bonne mesure, les militaires ne lui ont fait aucun mal. Leur torture a consisté à le laisser vivre en paix dans un Niger qui continue son progrès démocratique sans lui.
A suivre…
L’équipe de rédaction de Guinéenews©