Youssouf Sylla
Les attentes par rapport au 61e Sommet extraordinaire des chefs d’État et de gouvernement de la CEDEAO, tenu le 3 juillet 2022 à Accra, étaient diverses. Certains redoutaient les sanctions contre la Guinée, jugée inflexible sur la durée de sa transition (36 mois), et pourquoi pas aussi contre le Mali et le Burkina Fasso, qui, malgré quelques avancées et gestes d’ouverture, restent toujours en deçà des exigences de l’organisation sous régionale, notamment en matière de réduction substantielle de la durée de leur transition. A regarder de près les choses, on se rend compte que tous ces trois pays optent finalement pour une transition de 3 ans. Sauf évènement imprévu, la démilitarisation du pourvoir politique dans ces pays n’interviendra selon les calendriers malien et burkinabé que dans la première moitié de 2025. C’est en février 2025 que les élections présidentielles sont prévues au Burkina Faso. Mais le Mali reste toujours dans le viseur de la CEDEAO sur un autre point et non le moindre : son nouveau Code électoral adopté en juin dernier, prévoit que tout militaire, sans exclure ceux qui sont en situation de pouvoir, a le droit de se présenter à l’élection prévue en février 2024, à condition de démissionner de son poste, quatre mois avant. En ce qui concerne la Guinée, la CEDEAO se montre plus ouverte. Elle accorde à ce pays un autre délai supplémentaire d’un mois pour revoir son chronogramme, avec cette fois-ci, la facilitation d’un nouveau médiateur, Thomas Boni Yayi, ancien président de la République du Beni.
D’autres en revanche espéraient que la CEDEAO favoriserait l’option diplomatique. Le résultat du Sommet d’Accra leur donne raison, car la CEDEAO a décidé de lever une partie des sanctions sur le Mali et de ne pas sanctionner le Burkina Faso et la Guinée. En effet, alors que la CEDEAO avait au départ fait preuve d’une grande fermeté avec ces trois pays sur la durée de la transition, afin d’éviter un effet domino dans toute la sous-région, elle semble depuis son avant-dernier Sommet de juin à Accra, opté pour la résolution par voie diplomatique de la crise dans ces pays. Diverses raisons semblent avoir justifié ce choix.
La première raison tient à la limite des sanctions imposées à un pays. Malgré les sévères sanctions financières, économiques et diplomatiques infligées au Mali, la junte au pouvoir n’a pas craqué. Elle a tenu bon. Les sanctions affectent plus particulièrement les populations vulnérables déjà éprouvées par les effets économiques et alimentaires de la guerre Russo-Ukrainienne et par le contexte économique morose provoqué par la Covid19, sans compter enfin que les sanctions, comme celles en vigueur contre la Russie, ressemblent à un couteau à double tranchant, qui fait saigner tant la cible que celui qui le tient dans les mains. Le Sénégal par exemple, voisin direct du Mali en sait quelque chose en termes économiques. L’extrême détérioration des conditions de vie des populations, qu’on compte parmi les plus pauvres de la planète, et qui ressentent dans la chair les effets de la sanction constitue pour les djihadistes partisans d’un Islam radical, une extraordinaire opportunité de recrutement de jeunes sans la moindre perspective d’avenir. Ainsi, au lieu d’être une source de pression pour un retour rapide à la normale, les sanctions dans certains contextes deviennent le nid même de l’insécurité nationale et régionale.
La deuxième raison est liée au risque de radicalisation des juntes au pouvoir du fait des sanctions. À son tour, cette radicalisation présente deux sous risque : le premier est, comme on l’a vu au Mali, la précipitation d’Assimi Goita dans les mains des paramilitaires russes du Groupe Wagner. Le second risque quant à lui est le possible réveil au plan interne, d’une sorte d’élan de solidarité envers les juntes militaires, considérées par une frange importante de la population comme étant les sauveurs de régimes civils pseudo démocratiques et corrompus jusque dans les os.
La troisième raison est la perte de crédibilité de la Conférence des chefs d’État et de gouvernement de la CEDEAO auprès des peuples ouest-africains à cause de son double discours envers les cas de « rupture de la démocratie » selon l’identité de l’auteur de cette rupture. En effet, si la rupture est imputable aux militaires, la CEDEAO n’hésite point de sortir ses outils de sanctions. Si la rupture est en revanche imputable aux civils qui modifient la constitution pour s’éterniser au pouvoir, c’est l’omerta, la CEDEAO devient subitement muette par crainte d’être accusée par un chef d’État en exercice, d’ingérence intolerable dans les affaires internes de son pays. Ce fût le cas en Côte d’Ivoire et en Guinée en 2020. Aussi, le président Macky Sall du Sénégal, prompt à proposer le bâton contre les militaires putschistes, est lui-même accusé constamment par son opposition, récemment réprimée par les forces de l’ordre, à l’approche des élections législatives prévues en ce mois de juillet, de vouloir briguer un troisième mandat.
La quatrième et la dernière raison semble être d’ordre technique. En effet, brusquer les juntes militaires à l’intérieur des délais trop courts (6 mois par exemple) de passer la main aux pouvoirs civils élus, sans mettre en place un minimum d’organisation juridico administrative, parait irréaliste. Surtout s’il est unanimement reconnu que l’irruption de ces juntes sur la scène politique vient de l’incurie même des pouvoirs civils en Afrique de l’Ouest.
Pour conclure, on peut dire que dans l’ensemble, le tableau politique de l’Afrique de l’Ouest est sombre, du moins pour l’instant. Les dérives de la gouvernance économique et démocratique ont sans nul doute provoqué la prise de pouvoir par les militaires au Mali, au Burkina Faso et en Guinée. Toutefois, dans certains esprits, le risque de confiscation du pouvoir par les militaires existe, ce que confirme brillamment le nouveau Code électoral malien qui autorise les militaires à se présenter à la prochaine élection présidentielle. Ce tableau est compliqué par le double discours de la CEDEAO et sa transformation en une sorte de syndicat de chefs d’État qui met tout en oeuvre pour contrer les véritables aspirations démocratiques des peuples qu’il représente. La crise politique que traverse l’Afrique de l’Ouest intervient également à un moment où cette région est confrontée à d’importants défis sécuritaires, économiques et géopolitiques. Sur le plan sécuritaire, la sous-région à travers le Mali, le Niger, le Nigéria et le Burkina Faso, subit d’importantes attaques djihadistes. Ces attaques qui commencent à toucher le golfe de Guinée (Côte d’Ivoire et au Bénin par exemple), provoquent aussi une importante crise humanitaire sans précédent, résultant principalement du déplacement des personnes de leurs terres d’origine. Sur le plan économique, l’Afrique de l’Ouest prend en pleine figure la triple crise économique, alimentaire et énergétique, provoquée par l’effet conjugué de la Covid 19 et de la guerre Russo-Ukrainienne. Sur le plan géopolitique enfin, cette région, pour ses richesses et son positionnement géographique, ne cesse d’être de nouveau, comme au temps de la guerre froide, au centre de convoitises des puissances rivales, occidentales d’un côté (la France en particulier) et non occidentales (la Russie et la Chine) de l’autre côté.
Recommandations
Pour jeter la lumière sur le sombre tableau de la gouvernance politique en Afrique de l’Ouest, il faudrait avant tout rendre les pays en crise de cette région gouvernable. En effet, ces États ressemblent à de beaux véhicules dont le monde,(les multinationales et les États puissants), à l’exception notable de ses propriétaires, perçoit l’importance et la valeur. Ces propriétaires peinent à choisir par voie démocratique, un conducteur sérieux parmi tant d’autres, à même de les conduire vers de meilleures destinations. À force de se faire sans cesse la guerre dans le choix, le véhicule risque d’être immobilisé, de ne servir à rien, et d’être mis en pièces par les non-propriétaires plus forts et plus conscients de leurs propres intérêts.
La bonne gouvernabilité des pays en crise nécessite la mise en œuvre, en toute urgence, de certaines actions prioritaires par l’Etat souverain en crise et par la CEDEAO, organisation à laquelle ces États ont librement confiées des responsabilités communes.
1. Pour l’État souverain en crise
Il s’agit de prendre conscience de l’ensemble des facteurs (politiques, économiques et socioculturels), qui menacent sa solidité interne dans certains cas sa souveraineté (Mali Burkina Faso par exemple), et sa crédibilité internationale. Cette prise de conscience doit être l’œuvre des juntes au pouvoir (par la force des choses), de la classe politique dans son ensemble et de la société civile. C’est à travers un dialogue franc et inclusif dans lequel les juntes militaires joueront le rôle d’un arbitre impartial, au-dessus de tout soupçon, qu’il sera possible de dérouler sur une base consensuelle, les étapes à franchir pour le retour à la normalité constitutionnelle. C’est à ce prix qu’un État souverain en crise est en mesure de traverser sans grands heurts la période critique de la transition et de se projeter dans le monde comme un acteur crédible sur le plan diplomatique et économique. C’est en gros la responsabilité des acteurs internes de rendre leur pays gouvernable.
2. Pour la CEDEAO
La Conférence des chefs d’État et de gouvernement de cette organisation doit mener des actions concrètes en vue de retrouver dans les meilleurs délais la confiance des peuples Ouest-africains. Pour cela, elle doit élaborer des lignes directrices claires, transparentes et non discriminatoires, qui auront vocation à orienter sa conduite en cas de rupture de la démocratie dans un État membre. Dans ces lignes de conduite, les changements inconstitutionnels provoqués par les pouvoirs civils doivent être traités de la même manière que les changements inconstitutionnels provoqués par les juntes militaires. Ensuite, compte tenu de l’importance des questions relatives à la démocratie et aux droits humains dans l’espace de la CEDEAO, celle-ci doit mettre en place dans les meilleurs délais, un « Observatoire de la Démocratie et des droits de l’homme ». Le principal objectif de cet organe sera de faire des études sur ces problématiques, de relever d’exposer au grand public, les manquements en la matière, et de faire des recommandations à la Conférence des chefs d’État et de gouvernement de la CEDEAO sur les réformes à mettre en place pour faire de la sous-région une terre de démocratie et de respect des droits humains.