Le trafic d’essence n’a jamais aussi prospéré si ce n’est ces derniers temps. Malgré la répression menée par les pouvoirs publics, il ne cesse de se développer. Le trafic d’hydrocarbures est devenu un véritable fléau dans le pays. Le réseau monté au large des côtes, sévit à travers la capitale et dans les autres villes côtières… Du dépôt au tanker en passant par les petits ports de pêche artisanale, le trafic du carburant est l’une des activités principales des jeunes… Cette vieille activité fait le bonheur des piroguiers, des automobilistes et des patrons des unités industrielles. Il fait aujourd’hui vivre des milliers de familles de contrebandiers. Ce trafic bien que juteux, cause aussi beaucoup de dégâts et de préjudices à l’Etat et aux acteurs d’hydrocarbures.
Voyage au cœur de la Société de Pétrole, dans les ports de pêche de Conakry et dans les locaux de l’ex-PETROGUI à Tombo, les épicentres de la contrebande
Les tankers transportant du carburant avant d’accoster, restent d’abord au large en attendant la libération des postes d’escale au port autonome de Conakry. C’est l’occasion pour les contrebandiers de se ravitailler avec la complicité des matelots et autres travailleurs dans ces grands navires pétroliers. Une fois informés de la présence de ces tankers, les contrebandiers viennent squatter le port. Ils louent nuitamment les pirogues qu’ils remplissent de bidons et de fûts vides : «nous recevons l’alerte aussitôt que le tanker mouille dans nos eaux maritimes. A partir du moment, nous commençons à prendre des dispositions. On collecte des fonds et on communique le montant et le nombre de litres à nos partenaires à bord du navire. Une fois au ras du quai, nous louons des pirogues et on fonce la nuit », nous informe un des vétérans de la contrebande qui a préféré garder l’anonymat.
Les pistes des contrebandiers du carburant
Après le vol au niveau des tankers, la piste la plus utilisée reste la tuyauterie entre le bateau dans l’enceinte du port et les cuves à Coronthie. C’est de ce côté où passent les trafiquants se ravitailler nuitamment. Ils utilisent les gros tuyaux souterrains qui partent du bateau aux cuves. Ils déboulonnent des points de jonction des tuyaux et s’y introduisent avec des torches. Une fois au fond, on leur descend des bidons vides de vingt litres qu’ils remplissent de carburant pour être tirés par ceux qui sont restés en surface. Selon les acteurs interrogés, l’opération se fait sous le couvert des forces de sécurités affectées sur les lieux pour la surveillance. Ces contrebandiers et leurs complices peuvent recueillir pour une seule nuit des centaines de bidons qu’ils cachent dans le bidonville de Coronthie.
«Nous déboulonnons les points de jonction des tuyaux pour avoir accès à l’intérieur. Ensuite l’un d’entre nous s’introduit à l’aide d’une corde et on lui envoie des bidons vides. Il fait le plein. Une fois en surface, nous les transportons dans le quartier en passant par le large du côté SONIT-PECHE. Puisque beaucoup d’entre nous sont domiciliés à Coronthie, nous réquisitionnons une des concessions où habitent ces amis, pour la vente. On appelle nos clients qui parfois eux-mêmes viennent chercher le produit. Souvent, nous appelons et ils nous disent où parquer les bidons», nous confie sous le sceau de l’anonymat l’un des contrebandiers qu’on rencontré sur le terrain.
Les débarcadères de Conakry et des villes côtières sont des pistes utilisées pour ceux qui volent les produits pétroliers en haute mer. Lorsque les trafiquants sont informés de la présence de ces paquebots en haute mer, ils louent des pirogues pour convoyer les bidons et les fûts remplis de carburant. «L’opération s’effectue tard la nuit quand tout le monde dort. Nous associons les garde-côtes et avec la complicité de certains agents de la marine, nous faisons la navette sans être inquiétés. Avant, on utilisait le port de Boulbinet pour descendre les bidons et les mettre hors du regard de certains curieux. Mais avec les opérations inopinées ces derniers temps des anti-gangs, nous sommes tournés vers les autres petits ports tels que Boussoura, Bonfi et même Kaporo. On a aussi des indics qui surveillent les mouvements de l’équipe du colonel Moussa Tiègboro et autres forces de répression. La preuve : dés qu’un corps étranger met le pied dans le port de Boussoura, tout le monde est alerté. Et il en est ainsi pour les autres lieux de dépôts de nos produits… nous sommes désormais plus que vigilants», rapporte un autre interlocuteur contrebandier.
La technique de vol la plus sophistiquée se pratique au moment du ravitaillement des citernes au dépôt. Selon certains témoignages, les agents chargés de faire la cargaison de carburant dans les citernes, en complicité avec les chauffeurs, dépassent le plein. Une fois le camion-citerne franchit le portail du dépôt d’approvisionnement, les chauffeurs se dirigent dans les anciens locaux de la direction de l’ex-PETROGUI à Tombo où attendent leurs complices qui sont souvent munis de bidons de vingt litres. Ces chauffeurs s’arrangent à faire le premier dépotage. Le surplus du carburant enlevé, les camions citernes partent pour les stations essence. Curieux ! Quand on sait que l’ancienne direction de la défunte PETROGUI abrite désormais l’escadron Mobile No 1 de la gendarmerie ! Que se passe-t-il ? Du côté de la gendarmerie. On nie en bloc l’existence d’un tel trafic dans les installations de l’ex-PETROGUI depuis que ce lieu abrite l’escadron Mobile No1.
Retenons que tous les quartiers de la commune de Kaloum ont, chacun, son lieu où les contrebandiers viennent garder leur carburant volé. Les zones les plus réputées sont, entre autres, Coronthie, Timènètaye, Sandervalia et Boulbinet où les responsables locaux sont souvent accusés d’être des complices.
Interrogés, certains chefs de secteur et de quartier où se pratique le trafic, affirment être au courant. Mais disent impuissants devant cette réalité : « ces jeunes gens que vous voyez voler le carburant n’ont pas de choix. C’est leur seule source de revenu. Ce n’est pas tout le monde qui est pêcheur ! Ici à Kaloum, on ne peut pas faire l’agriculture ou la ferme avicole. Nous ne sommes pas sur le continent. Nous sommes en plein océan où il n’y a pas assez de possibilités pour les jeunes. Donc, ils se voient obligés de pratiquer cette activité qu’ils trouvent juteuse. C’est une question de survie. C’est vrai ! Nous sommes au courant de ce trafic. Mais que faire ? Dénoncer nos propres enfants à l’autorité ? », s’interroge l’un des responsables locaux de Coronthie.
Sont-ils donc des complices passifs des trafiquants de carburant ? « Non ! Ce n’est pas notre rôle de réprimer qui que ce soit. C’est à la police de faire son travail. Quand elle traque ces trafiquants et qu’elle mette la main sur certains, est-que nous intervenons ? Non ! D’ailleurs, c’est un trafic qui date de longtemps. Nous savons que certaines concessions servent de dépôts des produits volés avec des risques que cela comporte. Tenez-vous bien ! Il ne se passe un trimestre sans qu’il n’y ait de l’incendie à Kaloum. Dés qu’il y a le drame, on est pressé d’accuser le court-circuit. Ce n’est pas vrai ! La plupart de ces incendies sont causés par l’essence. Mais comment faire pour dissuader les jeunes ? La pauvreté, la misère et le chômage ont occasionné ce trafic. C’est regrettable pour le pays et pour la jeunesse », regrette un responsable local à Témènètaye.
Les clients du carburant volé
Les pêcheurs et autres piroguiers qui vont en haute mer sont les premiers clients des produits pétroliers trafiqués. Ce carburant bon marché fait l’affaire des propriétaires des pirogues à moteur hors bord ainsi que les chinois détenteurs des petits bateaux de pêche. Ces pirogues et petits bateaux sont ravitaillés dans les débarcadères situés au large de Conakry et des villes côtières. Il y a aussi les petits détaillants et les femmes vendeuses à la sauvette le long des grandes voies de la capitales et des grandes villes de l’intérieur du pays. Traqués autrefois sous la junte militaire, ces détaillants se sont réinstallés au bord des routes pour, dit-on, « dépanner » les automobilistes en cas de panne sèche.
«C’est notre business ! Cette activité ne date pas d’aujourd’hui. Nous achetons l’essence ou le gasoil avec des réseaux à bas prix et on le revend aux automobilistes, surtout les taximen qui roulent avec un ou deux litres. Le régime militaire nous a traqués mais on a fini par avoir le dessus. Quand on a compris que les militaires voulaient abuser, on remplissait les bouteilles avec le colorant mélangé d’eau. Quand ils viennent, ils font le plein de leurs pick-up avec. Ils démarrent en trombe et après quelques mètres, le véhicule s’immobilise. Alors il faut vider le réservoir et le nettoyer… Fatigués d’être victimes à chaque sortie, ils nous ont collés la paix », nous raconte un autre trafiquant aguerri dans la contrebande du carburant.
Un trafic juteux parce qu’il s’agit d’une affaire de plusieurs milliards
Selon nos enquêtes, ce phénomène prend de plus en plus d’ampleur parce qu’il n’est pas assez combattu par les gouvernants. Le problème est resté insoluble pendant de nombreuses années, les gens ne reconnaissant pas le trafic d’hydrocarbures en aval comme un problème. C’est une affaire de plusieurs milliards de francs guinéens qui touche de nombreuses personnes dans le pays. C’est un trafic à grande échelle entretenu par les gros bonnets. L’essence de la contrebande représente plus de 50% de la consommation nationale. Selon M.Camara, un membre influent du réseau, la plupart des gens qui paradent à Conakry avec des sacs d’argent, sont liés aux réseaux de contrebande de carburant : «ces nouveaux riches qui distribuent aujourd’hui de l’argent à tout vent, qui pensent êtres des amis du Président de la République, des privilégiés qui narguent tout le monde, qui affichent leurs images à travers la ville et chantés par les artistes, sont des acteurs de ce réseau de trafiquants d’hydrocarbures. Ce sont des membres influents du cartel comme on le dit dans notre jargon. Ils sont devenus milliardaires grâce au vol du carburant. Même si aujourd’hui ils se servent d’autres activités comme la pêche, ils se sont enrichis à partir des cuves et des bidons… »
Un trafic dangereux !
Ce trafic juteux auquel s’adonnent plusieurs jeunes cause parfois beaucoup de dégâts et d’accidents mortels. Le plus récent accident date de l’année dernière dans les installations de RusAl-Friguia, mitoyenne à la Société Guinéenne de Pétrole.
Ce drame a coûté la vie à trois trafiquants qui ont été brûlés vifs.
Partis ce jour pour l’opération, les trafiquants ne se sont pas compris. Ils se sont discutés pendant des heures sur le partage du butin des opérations précédentes avant de se rendre sur le site. Ayant réussi à passer la clôture, un des voyous descend dans le tuyau. Il sort deux bidons. Au moment de remonter le troisième, un des dissidents de l’opération du jour surgit avec le briquet en main. Il menace d’enflammer si on ne lui règle pas le reliquat de la première opération. Malgré les interventions des uns et des autres, il met sa menace en exécution. Il allume le feu sur son ami qui était au fond du tuyau. Celui-ci explose sur le champ en compagnie de trois personnes. Le quatrième mourra après quelques jours d’hospitalisation au Centre Hospitalo-Universitaire (CHU) d’Ignace Deen.
Ainsi, plusieurs personnes ont trouvé la mort sur le chemin de ce trafic. D’autres en mer, largués par leurs amis ou par chavirement de la pirogue ou encore par naufrage. Certains dans le tuyau suffoquaient après avoir inhalé l’odeur piquante du carburant.
Que disent les autorités et que font-elles face à ce phénomène ?
Au ministère des Hydrocarbures, on nous apprend que c’est un nouveau département qui vient à peine d’être installé. Toutefois les dispositions seraient en train d’être prises pour mettre fin à cette pratique. Comme quoi ce trafic, vieux de plusieurs décennies, est connu de tous. Il ne date pas d’aujourd’hui. « Nous venons d’être installés ! Nous sommes le dernier-né des départements ministériels. On a fait l’état des lieux et on n’a recensé tous les problèmes. Ce phénomène dont vous parlez est connu, mais il ne date pas d’aujourd’hui. Et nous pensons que les responsables de la Société Guinéenne de Pétrole ont pris récemment des mesures après l’accident qui a eu lieu tout dernièrement dans les locaux de la société », soutient un responsable du ministère des Hydrocarbures qui bien voulu garder l’anonymat.
A la Société Guinéenne de Pétrole, M. Niaré Mamadou, le gestionnaire des Stations, nous apprend que depuis le dernier accident qui s’est produit dans leurs installations, les mesures ont été prises contre le réseau : « les bandits opéraient à partir de la tuyauterie entre les bateau et les cuves. Ils déboulonnent les gros tuyaux et s’introduisent à l’intérieur pour puiser du carburant. Nous avons pris des mesures qu’il faut pour les empêcher. Le lieu est désormais sécurisé avec la présence des forces de sécurité. On a fait le mur. Ce qui va les empêcher d’avoir accès au site. De l’autre côté du port, les mêmes dispositifs sont mis en place. Je ne sais pas comment ils vont franchir tous ces obstacles pour venir puiser le carburant dans les tuyaux.»
Sur les pertes et dommages subis la société à cause de ces contrebandes, aucune réponse ne nous a été donnée. Toutes nos tentatives auprès des services financiers furent vaines. Personne n’a daigné décrocher le téléphone. Pour nos interlocuteurs, le pétrole est une denrée importante dans le fonctionnement d’un Etat. Donc classé ‘’dossier sensible’’. Pas question de tout dévoiler à la presse.
Interrogés sur ce trafic, les gendarmes postés au dépôt et ceux de l’escadron mobile No1 de Kaloum ainsi que les agents de police qui travaillent dans les ports de pêche de Boulbinet, Temènètaye, Boussoura, Bonfi et de Kaporo sont unanimes. Ils sont loin d’être complices d’un réseau quelconque. «Ceux qui vous ont donné l’information ne vous ont pas dit la vérité. Nous veillons sur le site nuit et jour. Jamais on a été complice des voyous qui pompent le carburant. Nous n’avons rien à voir avec les voleurs. Au contraire, nous les pourchassons. Il faut plutôt nous féliciter que de nous accuser d’être complices des voleurs. Allez-vous renseigner ailleurs messieurs les journalistes ! » Tranchera le lieutenant DM rencontré au poste de surveillance de la SGP à Coronthie. Quant aux responsables du ministère de la Pêche affectés dans les ports artisanaux, lieux de ces contrebandes, ils soutiennent tous qu’ils ne sont au courant de rien. Sauf que les pêcheurs vont sur la mer et reviennent avec le poisson. Ont-ils joué aux faux-fuyants? En tout cas, personne de ce côté n’a voulu se prononcer sur le trafic du carburant.
Par ailleurs, au niveau de la Préfecture maritime, certains agents qui ont accepté de se prêter à nos questions sous le sceau d’anonymat soutiennent tous que les garde-côtes luttent quotidiennement contre ce fléau. Mais par manque de communication, leur combat est mal perçu par la population.
«Nos éléments traquent nuit et jour ces bandits. On les arrête eux et leurs complices. Mais quelques temps après, vous voyez les mêmes malfrats devant vous. Et puis vous parlez du trafic de carburant. Mais il y a plus que ça ? La mer est un véritable lieu de hauts trafics. Quant au pétrole dont vous parlez, les gens pompent en haute mer. C’est un vrai Dallas ! Nous combattons toutes sortes de réseaux mafieux en mer. Ceux dont vous parlez, ce sont des menus fretins des quartiers ! Les patrons se promènent à Conakry. Pour répondre à votre question, nous ne sommes pas les complices de ces truands. C’est le contraire. Sans nous, le pays sera assiégé par les bandits de tous acabits »
Comment couper les racines de ce marché juteux et difficile à éradiquer ?
A cette question, un ministre répondra : «pas facile d’éradiquer une activité qui nourrit des milliers de familles. On ne peut pas régler ce problème uniquement par les contrôles policier et douanier. Si cela était suffisant, la contrebande d’essence aurait été déjà éradiquée. L’Etat doit agir sérieusement et non se limiter simplement à des sorties sporadiques des forces de l’ordre et à des campagnes publicitaires. Le gouvernement doit combattre la contrebande comme le terrorisme. Couper les racines de ces voyous en commençant par supprimer les points de vente, les stations-services sauvages le long des routes, obliger les pêcheurs à payer leur carburant dans les stations.»