Depuis l’indépendance de la Guinée, une bonne partie de l’élite du pays a opté, à chaque tournant historique, de privilégier les intérêts personnels de l’homme au pouvoir au détriment de ceux du peuple. Depuis six décennies, l’élite a systématiquement collaboré avec le régime en place pour infantiliser et tromper le peuple de Guinée sur la base de considérations égoïstes et bassement alimentaires. De ce fait, la Guinée est le rare pays de la sous-région qui n’ait pas eu encore d’alternance apaisée ou qui puisse honorer un ancien président en vie. Bien que la politique soit le sport favori des Guinéens, le pays peine à atteindre ce niveau de maturité politique et à instaurer une démocratie moderne. La culture politique demeure une combinaison de féodalisme, de nationalisme creux, d’autoritarisme et de culte de la personnalité. Dans toute l’histoire du pays, l’élite ne s’est distinguée que par son talent à aider un régime à confisquer le pouvoir. Elle a aidé Sékou Touré à imposer la « révolution ou la mort » jusqu’à sa mort ; elle a aidé Lansana Conté à réussir le « koudéisme » ou présidence à vie ; elle s’apprête à récidiver en poussant Alpha Condé vers une présidence à vie. Bien que la présidence à vie n’ait apporté que du malheur à la Guinée, l’essentiel pour les membres de l’élite est de préserver leurs privilèges. Pendant ce temps, le pays demeure parmi les plus arriérés du monde tant du point de vue de la maturité politique que sur le plan du progrès économique et social.
Le régime Condé a eu le mérite d’avoir restauré l’ordre constitutionnel et parachevé la mise en place des bases institutionnelles de la démocratie en Guinée. Malheureusement, au lieu de consolider les acquis démocratiques, le régime fausse le jeu a travers une « politique du ventre » dont la mise en œuvre systématique a fini par fragiliser les équilibres nécessaires au fonctionnement d’une démocratie moderne. Avec la caporalisation des institutions, l’infantilisation et la paupérisation des masses, la démocratie a été dévoyée a l’aide de la « politique du ventre » par une élite obsédée seulement par l’acquisition des honneurs et prébendes du pouvoir. L’inféodation excessive de l’élite envers le pouvoir s’est traduite par une perte de repères qui s’est déteinte sur la société guinéenne. Par conséquent, la roublardise, le mensonge, le non-respect de la parole ou des engagements, la duplicité, le comportement sans foi ni loi, et l’égoïsme sont devenus des tactiques de choix pour ceux qui veulent se faire une place à la mangeoire nationale. La conscience de l’élite se vend au plus offrant, ce qui fait que tout chef d’Etat peut utiliser les ressources publiques pour domestiquer l’élite et l’instrumentaliser pour s’offrir une « présidence à vie ».
La politique du ventre et le nomadisme politique, obstacles àla démocratie en Guinée
La perte de normes éthiques et morales a fait du processus politique un marchandage. Comme au marché avaria où tout se vend, dans l’espace politique les consciences et convictions se vendent comme de vielles chemises. Le régime Condé profite de ce marché de consciences pour fausser le jeu politique. Mais le système qui en résulte n’enfante pas de progrès palpable. C’est un arrangement mafieux qui profite à un petit groupe de l’élite dévoyée. Par conséquent, les lois, les institutions, le processus électoral ne sont que des apparats. Un référendum peut être gagné à 98% (comme du temps du troisième mandat de Conté) sans pour autant refléter la volonté populaire. Ce n’est pas pour rien que les partisans du tripatouillage sont pressés d’aller au referendum, car la machine électorale controversée de la CENI (commission électorale nationale indépendante) et l’achat de consciences pourraient assurer une victoire certaine.
Conséquence de la « politique du ventre », le nomadisme politique est devenu un frein à la démocratie et un mal qui sape les fondements éthiques et moraux de la société. De nombreux pays, notamment le Sénégal, la RDC, le Congo, la Namibie, le Gabon, le Rwanda, le Niger ont introduit dans leurs Constitutions des garde-fous juridiques pour protéger leur système de gouvernement contre le vice du nomadisme politique. Dans ces pays, un député est automatiquement déchu s’il quitte en cours de législature le parti dont il a reçu l’investiture pour rejoindre un autre parti du camp adverse. Mais en Guinée, puisque le nomadisme politique fait le jeu du pouvoir, la pratique est plutôt encouragée. La majorité des personnalités et membres du gouvernement qui soutiennent aujourd’hui le tripatouillage constitutionnel sont des nomades politiques qui se battaient pour l’alternance. Tout ce qui compte pour ce groupe sans conviction, c’est d’être proche du pouvoir et d’avoir une place à la mangeoire nationale. Les nomades politiques ont dévoyé la jeune démocratie guinéenne pour en faire une démocratie de façade où les petits arrangements entre les pontes de l’élite (mouvance et opposition) et le consensus informel priment sur les votes du peuple, les lois électorales et les normes démocratiques.
« Science sans conscience, ruine de l’âme »
Le constat sur le comportement de l’élite guinéenne nous amène à examiner sous un autre angle la tribune du Professeur Togba Zogbélémou. Loin de nous engager dans des attaques personnelles, nous pensons qu’au vu de sa personnalité et son influence sur la direction et le résultat du débat, nos lecteurs bénéficieront de savoir comment il a usé de sa science juridique pour aider les régimes successifs à pervertir le jeu politique et contribué à assoir une « démocrature », un système qui combine la démocratie de façade et le régime totalitaire.
Zogbélémou se défend d’être politiquement aligné, mais il semble jouer le même jeu que les transhumants politiques. Ses prises de position incohérentes reflètent les errements d’une élite dévoyée par la politique du ventre. Considéré comme un « eminent constitutionnaliste », il avait joué un grand rôle dans la rédaction de l’actuelle Constitution em 2010. A ce titre, il devrait être au premier plan de la défense de cette Constitution. Dommage que toutes ses tribunes soient des plaidoiries en faveur d’un cambriolage de cette Constitution en vue de la remplace par une autre taillée sur mesure, sans égard pour les conséquences pour l’avenir du pays.
En matière légale anglo-saxonne, il y a le concept de « Full Disclosure » (transparence totale) qui est une exigence dans une plaidoirie, afin de ne pas biaiser le résultat grâce à un conflit d’intérêt. Le Professeur s’érige en juge et partie, mais ne semble pas se soucier du conflit d’intérêt évident dans ses prises de position. Il trompe l’opinion en se présentant comme un intervenant neutre, un constitutionnaliste chevronné, simplement intéressé par le débat d’idées. Mais en réalité, il défend résolument le cambriolage constitutionnel. Sa position se limite a conseiller le pouvoir comment faire sauter les verrous et opérer le cambriolage constitutionnel afin d’ouvrir la voie à la présidence à vie. Il pousse le manque de discernement jusqu’à exhorter les protagonistes à ne pas se préoccuper de conséquences politiques (troisième mandat), mais juste de débattre la solution juridique qu’il propose pour faire sauter les verrous constitutionnels. Ce comportement contre-nature et inattendu de la part d’un juriste constitutionaliste nous amène à nous intéresser à sa crédibilité.
Enseignant-chercheur et auteur de deux ouvrages ‘’Les élections en Guinée’’ et ‘’Droit des organisations d’intégration économique en Afrique’’, professeur agrégé à l’Université de Sonfonia, avocat et enseignant en Côte d’Ivoire pendant 17 ans, avant de rentrer en Guinée en 1995, la compétence académique du Professeur Zogbélémou ne fait pas de doute. Mais en tant que personnalité, il a posé des actes qui méritent d’être examinés afin de mieux comprendre sa démarche. Une année après son retour en Guinée, le Professeur fut nommé ministre de la Justice par Lansana Conté, le 10 juillet 1996. Il sera à la tête du département de la Justice durant les périodes tumultueuses de la démocratie guinéenne sous Lansana Conté, jusqu’au 7 juin 2000. Son passage comme ministre de la Justice au temps de Lansana Conté a été hélas marqué par l’instrumentalisation de la justice au service du régime et le grand recul de l’Etat de droit en Guinée. Compte tenu de son expertise en matière de constitutionalisme, il avait été invité à participer à la rédaction de la Constitution de 2010. Aujourd’hui, il œuvre pour l’abrogation de cette Constitution en vue de servir les visées électoralistes du régime Condé.
La question n’est pas donc de savoir si le Professeur est académiquement compétent. Il est de toute évidence un éminent professeur de droit constitutionnel et personne ne remet en cause sa compétence. C’est plutôt l’appréciation de l’usage de son savoir juridique qui pose un problème, car comme Rabelais l’a dit : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Le Professeur met-il sa science juridique au service de l’intérêt général des Guinéens ou cherche-t-il à servir les hommes au pouvoir afin de s’assurer une place à la mangeoire ? Contribue-t-il au débat d’idées ou cherche-t-il à continuer de jouer le rôle d’exécutant des basses besognes du pouvoir destinées à étouffer la démocratie ?
Du temps de Lansana Conté, en tant que ministre de Justice Garde des Sceaux, il avait mis son talent au service de l’oppression de l’opposition démocratique pour aider Conté à mettre en place un régime totalitaire ; au moment de la transition, il avait offert son talent aux autorités de l’époque et avait aidé à la rédaction de la Constitution de 2010 qui comportait des clauses censées protéger la Guinée contre les erreurs de tripatouillage de la Constitution; quand le régime Alpha Condé a voulu rééditer l’exploit de Conté en essayant de faire sauter les verrous constitutionnels sur la limitation de mandats, Zogbelemou a offert une fois de plus son talent juridique pour aider la cause de la présidence a vie. Nous détaillons ces péripéties ci-dessous.
Sous Lansana Conté : casser l’opposition et aider à ouvrir la voie à un troisième mandat
M. Zobgelemou n’en est pas à sa première tentative d’utiliser son talent de juriste pour aider le pouvoir à fausser le jeu démocratique, sans se préoccuper des conséquences politiques, économiques et sociales de ses actions. L’exemple le plus frappant de la tendance de M. Zogbelemou à œuvrer en contre-sens du progrès démocratique de la Guinée est son rôle dans ce qu’il convenait d’appeler en ces temps « l’affaire Alpha Condé ». Le 14 décembre 1998, les Guinéens désabusés par Lansana Conté étaient appelés aux urnes pour élire leur président. Un des candidats, Alpha Condé, était l’homme qui empêchait Lansana Conté de dormir. Avec les fraudes, Conté était assuré de la victoire. Au lendemain du vote, le 15 décembre 1998, Alpha Condé, le candidat arrivé en troisième place, est arrêté dans le village de Piné. Lansana Conté, avec l’aide de son ministre de la Justice Garde des Sceaux, Togba Zogbélémou en personne, décide d’instrumentaliser l’arrestation d’Alpha Condé pour tuer toute velléité d’opposition à son plan de devenir président à vie. D’abord, il crée la diversion pour détourner l’attention sur son hold-up électoral. Dans les calculs de ses ingénieurs électoraux, la nouvelle de l’arrestation allait focaliser l’attention des Guinéens et de la communauté internationale sur les demandes de libération d’Alpha Condé, ce qui fait que personne n’allait se soucier de la fraude massive qui venait de consacrer sa réélection. Ensuite, il fallait donner un signal fort à l’opposition démocratique. En arrêtant, jugeant, et condamnant Alpha Condé à perpétuité, les autres opposants de Conté ne seraient plus tentés de lui donner du fil à retordre.
Avec les conseils de Zogbelemou, le plan avait génialement réussi. Alpha Condé fut inculpé de « tentative de franchissement illégal de frontière et de recrutement de forces armées dans le but de déstabiliser le pays. » Une cour de sureté de l’Etat fut établie pour le juger. Selon Amnesty International, le ministère de la Justice sous Togba Zogbélémou avait poussé la mascarade de justice jusqu’à refuser aux avocats d’Alpha Condé d’exercer librement leur tâche de défense de leur client. Par exemple, le ministère de la Justice avait refusé à l’avocat français d’Alpha Condé l’accès au territoire guinéen, au point de pousser le collectif des avocats de la défense de renoncer publiquement à la défense de leur client si le gouvernement n’en créait pas les conditions. Dans une lettre au ministre de la Justice, le Professeur Togba Zogbélémou, et au juge d’instruction, le collectif avait dénoncé les « atteintes graves à l’État de droit et à l’exercice de la profession d’avocat ». Amnesty avait aussi relevé des cas de torture parmi la quarantaine de co-accusés d’Alpha Condé. Fait rarissime de nos jours, il avait fallu une injonction du Président de l’Assemblée Nationale d’alors, El Hadj Biro Diallo, qui s’était mis en porte-à-faux contre Lansana Conté et son parti, le PUP (parti de l’unite et du progrès) pour « condamner l’utilisation de la torture et des mauvais traitements pour extorquer des aveux » tout en exhortant le président Lansana Conté à prendre des mesures pour prévenir ce type de pratiques.
Lors du procès, le procureur Yves William Aboly avait requis l’emprisonnement à perpétuité contre Alpha Condé et 40 autres personnes. Le collectif de défense d’Alpha Condé avait crié à une « farce judiciaire ». Le 11 septembre 2000, la Cour de sûreté de l’État annonce la condamnation d’Alpha Condé et des membres du RPG (rassemblement du peuple de Guinée) à des peines d’emprisonnement allant de quatre mois à cinq ans. Alpha Condé lui-même sera condamné à cinq ans de réclusion criminelle pour atteinte à la sureté de l’Etat. Curieusement, c’est au lendemain de la condamnation que la vraie atteinte à la sureté de l’Etat aura lieu, sans lien apparent avec Alpha Condé, démentant ainsi les accusations de la justice aux ordres sous Togba Zogbélémou. Les incursions rebelles à partir de la Sierra Leone et du Liberia commenceront à partir de cette date et feront plusieurs morts en région forestière.
Dans un extrait du livre-entretien du président guinéen intitulé ‘’Alpha Condé : une certaine idée de la Guinée’’, repris dans les réseaux sociaux et cité par certains journaux en ligne, Alpha Condé évoque le rôle du Professeur Togba Zogbélémou : « Je n’en veux à personne. J’ai toujours pensé qu’il fallait savoir pardonner et travailler avec tout le monde…Si je prends par exemple, le ministre de la Justice de l’époque, Togba Zogbélémou, il avait dit : « Il faut qu’Alpha soit condamné pour que l’État ne perde pas la face, quitte à ce qu’on le gracie après… Comment un ministre de la Justice peut-il parler ainsi ? Mais, je ne lui en veux pas. Évidemment, ils ont inventé n’importe quoi ».
L’arrestation et la condamnation d’Alpha Condé sera un tournant décisif dans la dérive totalitaire de Lansana Conté. Avec les arguments de la justice sous Zogbélémou, Lansana Conté avait réussi pour la première fois à casser la dynamique de l’opposition. Il avait déjà essayé sans succès en 1992, lorsqu’il tenta d’embastiller le jeune opposant Bah Oury qu’il accusait d’avoir attenté à sa vie. La pression de la rue le fera changer d’avis en l’espace de deux jours, et il apprendra à vivre avec une opposition dynamique. Conté récidive en mars 1998, quand il s’en prend à l’opposant Ba Mamadou et l’embastille, mais ici aussi la pression de la rue le fera reculer et il est obligé de le remettre en liberté au bout de trois mois. Ce n’est qu’avec Alpha Condé que Conté réussira à condamner et bannir de toute activité politique sur le terrain une figure emblématique de l’opposition, et ce avec l’aide active de Zogbélémou, alors ministre de la Justice.
En reponse à la dérive totalitaire, les Guinéens organiserent des marches de protestation à l’intérieur comme à l’extérieur du pays pour exiger la libération d’Alpha Condé. Sous la pression de la communauté internationale et de la rue, Lansana Conté est obligé de gracier Alpha Condé le 18 mai 2001 à l’issue de 28 mois de prison. Mais sa grâce est conditionnelle : Alpha Condé doit prendre l’engagement de ne plus s’opposer ouvertement à Conté. L’opposant retournera en France et respectera avec patience cet engagement durant le restant de la vie de Conté. L’opposition ainsi muselée, Lansana Conté va facilement tripatouiller la Constitution en novembre 2001 pour faire sauter les verrous sur la limitation de mandat. Ses ingénieurs électoraux, spécialistes éminents en fraudes électorales, lui donnent 98.4% de votes en faveur du tripatouillage lors du référendum alors que toute l’opposition boycotte le vote (Alpha Condé reprendra a son compte ces ingénieurs émérites de victoires electorales). Sur la base de la machine à fraude bien huilée et de l’opposition décimée, le troisième mandat était assuré. Les élections du 21 décembre 2003 n’étaient qu’une petite formalité. Sans opposition, Conté gagne son mandat à vie avec un score soviétique de 95.6%. C’est le début du mandat de toutes les malédictions. Le pays entre dans une phase d’instabilité et le peuple souverain se mobilise derrière les revendications sociales des syndicalistes pour exiger le départ de Conté. Le régime va réprimer dans le sang toutes les manifestations. Au lieu de contribuer à régler le problème et convaincre le vieux grabataire d’accepter de passer le témoin à un successeur, l’élite dévoyée préfère maintenir l’homme fatigué et rongé par la maladie. La période de fin du troisième mandat maudit est marquée par la lutte des clans au sommet, les décrets et contre-décrets, et le basculement du pays dans le groupe de narco-Etats et des pays fragiles. Togba Zogbélémou devrait peut-être tirer les leçons de son soutien zélé à la dérive totalitaire de Lansana Conté avant d’apporter son soutien à un autre plan de tripatouillage constitutionnel.
Sous la Transition : contribuer à introduire des protections constitutionnelles contre la présidence à vie de Conté, et devenir critique envers la justice
A la demande des autorités de la Transition, M. Zogbelemou avait aidé à la rédaction de la Constitution actuelle. Tirant les leçons des graves conséquences du tripatouillage constitutionnel de 2001 sous Lansana Conté, il avait aidé le Conseil National de la Transition à introduire des verrous juridiques contre un troisième mandat. Mais l’avènement d’Alpha Condé sera le début d’une traversée du désert pour cet ancien ministre de la Justice qui fit emprisonner et condamner l’opposant historique. Monsieur Zogbélémou se reconvertit alors en professeur et milite dans un parti d’opposition. Il devient critique et dénonce les défaillances de la justice guinéenne dans une entrevue qu’il avait accordée à Guinéenews© l’année dernière avant que l’odeur de la possibilité de jouer un rôle pour rentrer dans les faveurs d’Alpha Condé ne le désorientent. Dans l’article Dossier – Justice guinéenne de 1958 à nos jours: la difficile conquête d’une confiance des justiciables du 15 octobre 2018, il nous confiait : « la plupart des juges du droit révolutionnaire ne connaissaient pas le droit et la justice des Etats libéraux…Quand je suis arrivé à la tête du ministère de la Justice en 1996, la situation n’avait vraiment pas changé. Il y avait un fond de vérité dans les griefs qu’on portait contre la justice ».
Curieusement, il dénonce aussi la justice alimentaire aux ordres : « Quelle est cette institution de l’Etat qui fonctionne aujourd’hui à la satisfaction de la population. Les juges sont dans un environnement national qui impacte leur comportement. Si vous êtes dans un pays où l’impunité est devenue un système de gouvernance, vous avez des scandales de corruption qui sont ignorés. Pensez-vous que le juge est un extraterrestre ? Si on appliquait véritablement la règle de droit, si nos institutions fonctionnaient correctement, si on avait des hommes choisis sur la base de la compétence, les choses se passeraient autrement dans notre pays. »
Sous Alpha Condé : appuyer le tripatouillage constitutionnelpour le troisième mandat
L’annonce de la volonté de tripatouillage de la Constitution offre une opportunité au Professeur de se racheter envers son ancien prisonnier Alpha Condé. Il s’invite alors dans le débat sur une nouvelle Constitution. Sans admettre qu’il avait contribué à rédiger la Constitution de 2010, il voue celle-ci aux gémonies et martèle le droit d’Alpha Condé de la faire abroger et la remplacer par une nouvelle Constitution qui lui permettrait de rester président pour le reste de sa vie, comme Lansana Conté l’avait fait. Pour défendre le tripatouillage constitutionnel, Zogbelemou fait recourt à une stratégie juridique digne d’un avocat-défenseur dévoyé.
Sa combine est que l’article 51 permet au président de proposer tout projet de loi, et la définition de projet de loi s’étend au changement de la Constitution, qu’il appelle « projet de loi constitutionnel » qu’on peut soumettre à la fois à un référendum et à un contrôle constitutionnel par la Cour Constitutionnelle. S’il est pointilleux sur l’article 51 qui ramène l’eau à son moulin, il ne dit rien des contraintes des articles 27 (en aucun cas, nul ne peut exercer plus de deux mandats présidentiels, consécutifs ou non) et 154 (le nombre et la durée des mandats du président de la République ne peuvent faire l’objet d’une révision). L’objectif du focus sur l’article 51 est de tout faire pour permettre au président de la République de se prévaloir frauduleusement de cet l’article pour présenter une nouvelle loi constitutionnelle, sachant qu’une Cour Constitutionnelle aux ordres va l’entériner (même si cela signifie tuer la Constitution qui justifie l’existence même de la Cour), et la machine à fraude permettra de remporter le referendum à 98% au profit du « oui », et quelques mois plus tard 96% au profit du seul candidat Alpha Condé, exactement comme Conté l’avait fait en 2001 et en 2003, et le tour est joué !
Sur les dispositions intangibles obtenues de haute lutte et introduites dans la Constitution, Togba Zogbélémou souligne que « la Constitution n’est pas un texte d’origine divine ». Il répète ainsi les arguments du représentant de Vladimir Putin, l’ancien ambassadeur russe Alexandre Bregadzé, qui avait affirmé en début d’année que « Les Constitutions ne sont pas des dogmes, ni Bible, ni Coran…elles doivent “s’adapter à la réalité et non l’inverse…On ne change pas les chevaux au passage d’une rivière.” Pour Togba Zogbélémou, la solution pour obtenir le troisième mandat, c’est d’abroger la Constitution actuelle pour éliminer les dispositions intangibles sur le nombre de mandats. D’où son soutien pour une nouvelle Constitution, en violation de l’article 27 sur le nombre de mandats et l’article 154 qui consacre l’intangibilité des dispositions d’alternance démocratique.
Les bons exemples de défense de la stabilité constitutionnelle qui devraient inspirer les constitutionalistes guinéens
Il y a plusieurs exemples de courage et d’integrité pour dissuader les pouvoirs politiques de banaliser et d’instrumentaliser les changements constitutionnels pour assoir leur hégémonie politique. La Cour Constitutionnelle de Guinée et les juristes intègres soucieux de la stabilité constitutionnelle, qui est le fondement du vivre-ensemble dans tout pays, pourraient s’inspirer des cas suivants:
Au Bénin la Cour Constitutionnelle avait tué dans l’œuf la tentative des partisans de Yayi Boni de concocter un tripatouillage constitutionnel ouvrant la voie à un troisième mandat. Le deuxième et dernier mandat de Yayi Boni expirait en 2016. Dès 2014, ses partisans s’activent pour l’amener à changer la Constitution en vue de briguer un troisième mandat. Tout commence par un ministre démagogue qui, comme cela se fait en Guinée, se déclare favorable à un troisième mandat dans une émission de télévision. Il est suivi par un militant zélé qui fait circuler dans la presse une lettre ouverte invitant Yayi Boni à changer la Constitution pour briguer un troisième mandat. De là, à crier que « le peuple » demande un troisième mandat est un pas vite franchi. Mais conscient de sa responsabilité de gardien de la démocratie, la Cour Constitutionnelle s’auto-saisit immédiatement de l’affaire et a rappelé à l’opinion que les appels au troisième mandat ne sont pas conformes à la Constitution, et que cela constitue une violation de l’article 42 sur la limitation de mandats présidentiels. La Cour rappelle aussi au public les articles 23 et 34 qui prévoient la liberté d’expression et le devoir sacré de tout citoyen béninois « de respecter, en toutes circonstances, la Constitution et l’ordre constitutionnel établi, ainsi que les lois et règlements de la République ». En Guinée, la Cour Constitutionnelle inféodée garde un silence radio.
Au Niger, ce sont les braves juges de la Cour Constitutionnelle qui ont servi de rempart a la défense de la Constitution contre le tripatouillage de Mamadou Tandja. Comme l’article 51 de la Constitution guinéenne, l’article 49 de la Constitution nigérienne habilite le président de la République, « après avis de l’Assemblée nationale et du président de la Cour constitutionnelle, à soumettre au référendum tout texte qui lui paraît devoir exiger la consultation directe du peuple à l’exception de toute révision de la présente Constitution… ». En Guinée, l’exception est dans les articles 27 et 154. Tandja utilise l’article 49 pour présenter une proposition de nouvelle constitution. Les juges rejettent la demande en statuant que l’article 49 ne saurait servir de fondement à une révision de la Constitution. Il passe outre la Cour et convoque le corps électoral pour le referendum. Les juges prennent l’opinion publique a témoin, utilisent leur prérogative de juge électoral et déclarent que le décret convoquant le corps électoral pour le référendum sur la Constitution de la VIe République a été pris en violation des dispositions des articles 49 et 135 de la Constitution. Quand Tandja avait passé outre mesure, les constitutionalistes avaient rejeté la manœuvre en invoquant l’article 39 de la Constitution portant sur le serment qu’il a prêté sur le Saint Coran de respecter et de faire respecter la Constitution.
En Cote d’Ivoire, dans une situation pareille, Laurent Gbagbo voulait procéder à un changement constitutionnel alors que la Côte d’Ivoire traversait une grave crise socio-politique. Le Conseil Constitutionnel avait mis en échec sa démarche en invoquant l’article 27 de la Constitution qui interdisait d’engager une révision constitutionnelle alors que la sécurité intérieure et l’intégrité du pays sont menacés.
Loin d’être une attaque personnelle, cette revue du parcours de Togba Zogbélémou depuis le régime Conté était nécessaire pour cadrer son plaidoyer et comprendre ses motivations. Ce n’est que le paradoxe guinéen qui peut expliquer pourquoi un constitutionnaliste qui a contribué à rédiger la Constitution actuelle décide soudainement de renier les principes de la stabilité constitutionnelle en vue d’aider un président (lui-même professeur de droit) à violer le serment présidentiel de respecter et faire respecter la Constitution. On pourrait comprendre si M. Zogbelemou s’invitait au débat pour donner des avis constructifs permettant de faire une révision et adaptation des textes sans pour autant abroger la Constitution. Mais il cherche à justifier le cambriolage programmé avec des artifices juridiques de bas niveau, ce qui en dit long sur sa crédibilité. Sa prise de position pourrait peut-etre le racheter aux yeux d’Alpha Condé (dont il fut le geôlier), mais son action va à l’encontre de l’intérêt du progrès de la Guinée dans le concert des nations démocratiques. En faisant le plaidoyer d’une infraction constitutionnelle, le Professeur espère-t-il un qui pro quo d’Alpha Condé ? C’est tout le mal de l’élite guinéenne qui est prête à vendre le pays pour une place à la mangeoire.
L’équipe de rédaction de Guinéenews©