A Lambanyi, un quartier résidentiel de Conakry, un cohabitant d’un motel qui souhaite garder l’anonymat nous montre des câbles électriques surplombant la rue : « vous voyez les deux immeubles là, l’intervalle des deux bâtiments ? Je pense qu’il y a un disjoncteur posé quelque part sans compteur. Le motel et tout le secteur sont alimentés à partir de là. Chaque concession paie 50 mille par mois au propriétaire ».
A Coronthie, un sous-quartier de la commune de Kaloum, un vieil atelier de soudure est alimenté directement à partir du poteau. Le propriétaire avec le sourire en coin, affirme sans gène que cela fait 22 ans qu’il travaille sans recevoir une facture d’électricité. Même constat dans un autre quartier de la banlieue de Conakry, Non… où le domicile d’un ex-directeur des impôts est alimenté directement au poteau sans compteur. Cela fait des années que ce haut cadre a renoncé à son abonnement à l’EDG pour s’approvisionner illégalement via « un poteau électrique » planté au bord d’une artère devant sa cour.
Et le promoteur du motel, et le soudeur de Coronthie, et le haut cadre de ce quartier de la banlieue, tous pratiquent la fraude sur l’électricité. Ils font partie des fraudeurs qui s’alimentent en électricité à partir des branchements clandestins. Des fraudeurs bien organisés qui ont en plus tout dans leurs caisses à outils pour raccorder illégalement plusieurs habitations au réseau électrique.
Les hôtels et les unités industrielles: gros consommateurs, gros voleurs d’électricité
De la commune de Kaloum à Dubréka en passant par Matam, Dixinn, Ratoma et Matoto, la quasi totalité des hôtels, des grands marchés, des unités industrielles et autres lieux de commerce sont alimentés en courant électrique par voie de fraude. Des clandestins branchés à partir du poteau électrique. Sans compteur, ces gros consommateurs de courant ne reçoivent jamais de facture. Les promoteurs de ces établissements « s’arrangent » avec les agents de l’EDG de leurs zones respectives. Selon un responsable du service commercial de l’Electricité De Guinée (EDG), qui a voulu garder l’anonymat, plusieurs hôtels ont des lignes spéciales à partir de Tombo, mais contournent toujours ces lignes pour s’alimenter en courant clandestinement.
«Quatre hôtels, sans oublier le Palais du Peuple et une grande société de pêche de la place ont des lignes spéciales, mais on ne sait pas comment ils s’arrangent pour être sous facturés. Comment pouvez-vous comprendre que malgré ces lignes qui les alimentent 24heures sur 24, ils reçoivent des factures de 5 millions ou 8 millions ? Avec tous les matériels électriques que contient un hôtel !», s’étonne-t-il avant de nous faire une confidence : « l’EDG est victime de fraudes scandaleuses. Tenez ! Une société de pêche s’alimentait en courant à partir d’un câble sous-terrain raccordé aux installations dans nos ateliers à la centrale de Tombo. C’est le même cas d’un grand lieu public dont je préfère taire le nom. En ce lieu, on a constaté la fraude. Vous n’allez pas croire ! Avec tous les spectacles, les rencontres, on s’arrange là-bas à payer un ou deux millions par mois», dénonce notre interlocuteur avant de continuer sur d’autres cas de fraudes constatés : « l’un des plus vieux établissements hôteliers de Kaloum s’est spécialisé dans la fraude sur l’électricité. Plusieurs fois, nos agents ont débranché et détruit les installations clandestines. Mais je vous apprends que la situation perdure. Même les factures reçues sont à moitié soldées… Tous ces bureaux que vous voyez à Kaloum fonctionnent ainsi. Tous, je dis bien tous bénéficient de l’électricité à partir de la fraude. Même les immeubles privés.»
A l’instar des hôtels et autres établissements installés à Kaloum, beaucoup dans les autres communes sont électrifiés par le système de sous-abonnement.
Arrivé dans les locaux de ces établissements hôteliers incriminés, les responsables ont montré à Guinéenews pattes blanches sans toutefois nous présenter les bordereaux des factures payées en dépit de notre insistance à prendre connaissance du contenu de ces factures. Par ailleurs, ils ont interdit à leurs travailleurs de communiquer avec la presse.
Les grands marchés : l’épicentre des branchements clandestins…
Au grand marché de Madina, dans la commune de Matam, un vieux tailleur dans un atelier coincé entre les boutiques, fait tourner sa machine avec du courant volé. Cela fait plus de trente ans qu’il raccommode des vieux habits et autres tenues issues de la friperie, sans payer une facture d’électricité. Et comment pourra-t-il payer sa consommation ? Il n’a jamais été répertorié par les agents de l’EDG. Il utilise le courant à partir d’un sous-branchement. Sait-il qu’il pratique la fraude sur l’électricité ? « Depuis le régime Sekou Touré, je suis installé ici. Je pai le courant avec l’administrateur du marché. Tout le monde ici donne de l’argent aux responsables du marché. Je ne suis pas le seul. Si on coupe mon courant, c’est tout le marché qui sera coupé. Ici à Madina, du moins, dans ce secteur, presque tous les commerçants utilisent ce courant tiré à partir du poteau d’en face. Je n’ai jamais vu de compteur », avoue le vieux tailleur assis sur un tabouret.
Effectivement, les 75% des boutiques et autres magasins visités au marché de Madina utilisent l’électricité sans recevoir de facture. Les électriciens clandestins y disctent leur loi avec la complicité des agents de l’EDG. Il suffit de jeter un coup d’œil en l’air et sur les toits des boutiques pour s’en rendre compte: des fils de courant raccommodés, entremêlés, tissés comme des toiles d’araignée. C’est le même constat sur le vieux marché de Bonfi et celui de Matoto où nous avons vu des compteurs inactifs accrochés au mur d’une minoterie. Là, les deux machines tournaient à plein régime avec des bruits assourdissants. Alors que les compteurs d’EDG sont aux arrêts depuis belles lurettes. D’où provient donc le courant ? « Nous sommes branchés à partir de chez le voisin qui, lui, est servi par le magasin d’à-côté. On nous prend 20 mille francs chaque fin de mois.» Qui prend les 20 mille francs ? « Le patron du marché. On ne sait pas s’il les remet aux agents d’EDG ou s’il les empoche», nous a répliqué notre interlocuteur.
Interrogés, les administrateurs des marchés visités ont nié en bloc l’accusation. «Je ne travaille pas à l’EDG ! Comment je peux brancher une boutique au courant électrique ? Je ne suis qu’un simple administrateur de marché. Allez demander aux propriétaires de ces lieux où il y a le courant sans compteur de vous montrer les reçus de paiement d’électricité que mes agents et moi leur avons livrés ! » C’est ainsi qu’un administrateur du marché nous a renvoyés vers les services d’EDG.
Et que dire des unités industrielles ?
Sous la junte militaire en 2009, plus précisément en mars, les agents de l’EDG, accompagnés des forces de l’ordre, se sont rendus à Gomboya, dans la commune de Coyah pour couper le courant dans une usine de fabrique de plastiques appartenant à un Chinois et démantelé les installations électriques… Après l’opération, le chef d’entreprise fait un tour au camp Alpha Yaya, siège de la junte, à l’époque. Vingt quatre heures après, l’usine de l’expatrié reprend ses activités avec le même branchement clandestin. A l’instar de cette industrie hors-la-loi, plusieurs unités industrielles installées à travers la capitale fonctionnent à l’aide des branchements clandestins.
Lors de notre enquête sur le terrain, certains chefs d’entreprises ont accepté volontiers de nous ouvrir grandement les portes pour voir leurs installations électriques. Par contre, 90% de ces unités industrielles éparpillées dans les quartiers périphériques de Conakry visitées, n’ont pas accepté la presse d’avoir accès à leurs installations. C’est le cas des trois cimenteries où les vigiles, sur l’ordre de leurs patrons nous ont priés de quitter les lieux. Il nous a été demandé d’aller interroger le service commercial d’EDG s’il ne perçoit pas les frais des factures émises. «…Allez interroger la société ! Si nous faisons la fraude sur l’électricité. Elle est bien placée pour vous informer. Nous sommes en règle vis-à-vis de cette société. On n’a rien à vous dire ou à vous montrer », nous dira un responsable d’une cimenterie de la place. Entretemps, un ouvrier nous souffle à l’oreille que toutes les cimenteries sont sur des lignes spéciales mais jamais de facture depuis sept ans qu’il est au poste de maintenance des installations électriques.
Que disent les responsables de l’Electricité De Guinée (EDG) ?
C’est là où le bât blesse. Au siège de la société à la Cité chemins de fer à Kaloum, où nous nous sommes rendus pour savoir si les responsables sont informés de ces branchements clandestins, aussi connaitre ce que l’EDG perd avec ces fraudes et les mesures prises pour freiner cette saignée financière, nous avons eu toute les peines à rencontrer les dirigeants. Nous n’avons trouvé aucun interlocuteur pour nous répondre. Pourquoi cette méfiance à l’égard de la presse ?
Lors de sa dernière conférence de presse le lundi 7 janvier 2019, le ministre de l’Energie, Dr Cheick Taliby Sylla a brossé les difficultés que connait l’EDG. Parmi lesquelles figure évidemment la fraude massive sur l’électricité. Dans cette rencontre avec les hommes de médias, le chef de département de l’Energie n’a pas fait cas des pertes engendrées par le vol du courant, non plus des auteurs des fraudes.
Croisé dans les couloirs du bâtiment qui abrite le siège de la société, un cadre, sous couvert d’anonymat nous a appris que les pertes techniques et commerciales de l’EDG sont actuellement dans l’ordre de 45%. Pour lui, la lutte contre la fraude est donc une condition essentielle pour le redressement de l’entreprise.
Il soutient par ailleurs que sur environ 50 mille consommateurs, seulement un tiers est abonné à l’EDG et paie la facture, le reste est sous-abonné. C’est-à-dire des abonnés alimentés par des abonnés qui ont un contrat d’abonnement. Beaucoup encore s’alimentent par des branchements directs sur le réseau. Il nous apprendra que des efforts sont envisagés pour ramener tous les consommateurs sous-abonnés clandestins dans la base des données de l’EDG afin qu’ils puissent être facturés régulièrement pour contribuer à l’augmentation des recettes.
Retenons donc que depuis des décennies, le service public de l’électricité en Guinée ne fonctionne pas de façon satisfaisante. Ce dysfonctionnement engendre de profonde frustration surtout au niveau de l’Etat qui y injecte des fonds colossaux sans pour autant obtenir l’impact escompté. D’importantes ressources du Trésor Public guinéen sont injectées au titre des subventions dans l’EDG qui, malgré tout, s’est installée dans des déficits croissants et une dégradation continue de la déserte au fil des années.
A ces pertes commerciales liées aux vols et aux fraudes massives de tout acabit au niveau des consommateurs tant clandestins qu’officiels, s’ajoute l’état de vétusté et hors-norme des installations de transport et de distribution d’électricité.