Combien de jeunes guinéens ont-ils perdu la vie au fond de la Méditerranée ? Combien sont-ils morts dans le désert entre le Niger et la Libye ? Et combien continuent à errer à Ceuta et à Melilla, les deux enclaves espagnoles ? Peut-on déchiffrer le nombre de nos frères qui subissent des atrocités au fond des geôles libyens ? Combien sont-elles, nos sœurs qui sont séquestrées, violées et continuent de l’être derrière les murs libyens ? 5.000, 10.000, 20.000….
Pourquoi ces milliers de jeunes se donnent-ils la mort ? Pourquoi se livrent-ils volontiers à l’esclavage ? Pourquoi ce suicide collectif volontaire ? Qu’est-ce-qui fait que les jeunes désertent les villages et les grandes villes du pays pour aller se jeter dans la gueule des requins au fond de la Méditerranée ?
Les causes de ce drame du 21ème siècle sont connues de tous. C’est vrai. L’expansion extrêmement rapide de migrations clandestines enregistrées au départ et à l’intérieur de la Guinée depuis le début des années 90 est à relier aux multiples facteurs d’attraction qui s’exercent sur certaines franges de la population guinéenne, notamment la plus jeune. D’un côté, l’attraction de plus en plus forte qu’exercent le mode et le niveau de vie des populations d’Europe et d’Amérique du Nord.
A la faveur du développement des nouvelles technologies de l’information et consécutivement, de la pénétration des images dans les lieux encore inaccessibles…, intervient aujourd’hui très puissamment auprès des jeunes -souvent de sexe masculin- auxquels se joignent de plus en plus de femmes.
Aujourd’hui pour les jeunes guinéens, l’Europe et l’Amérique du Nord représentent « ce qu’il y a de mieux » en termes de condition de vie, de liberté, de garantie des droits, de loisirs etc. Elles sont tout ce que la Guinée n’est pas et représentent tout ce à quoi elles aspirent particulièrement en termes de « d’opportunités idéales pour leur épanouissement physique et moral ».
A cela s’ajoute la généralisation des visas dans l’ensemble des riches pays d’accueil potentiel, en limitant singulièrement les migrations légales et les simples déplacements des personnes.
Les jeunes pensent que les villages et les villes n’offrent plus rien si misère et désespoir. Alors il faut partir !…
« Je préfère aller mourir dans le désert libyen ou dans la Méditerranée. Là, je serai mort sur le chemin de la vie, que de mourir misérablement au fond de la vieille case de mes parents dans mon village perdu et oublié du reste du monde ou de mourir dans les caniveaux pourris de Conakry », cette phrase suicidaire du jeune Sardou Barry résume la pensée des milliers de jeunes gens candidats à l’émigration clandestine.
Issus pour la plupart des zones rurales, ils n’espèrent rien. D’ailleurs, Sardou explique qu’à Porédaka, son village natal, il n’y a rien à espérer. L’espoir d’un lendemain meilleur ne traverse plus l’esprit des jeunes. « Tout le monde veut partir, partir, fuir la misère. Imaginez ! Les villages sont enclavés, sans lumière ni eau potable… Aucune aire de jeu pour les jeunes. Toutes les productions agricoles pourrissent faute de voies d’infrastructures routières en état. Aucune source de revenu. Comment peut-on vivre dans une telle situation ? Nos grands-parents sont morts dans la pauvreté, ceux d’aujourd’hui se battent contre la misère. Nous aussi subissons le même sort. Non ! Nous irons en occident pour sauver nos familles. D’ailleurs, ce n’est pas tout le monde qui meurt en route, certains réussissent à traverser. C’est une question de chance. C’est Dieu ! », tranche le jeune candidat à l’émigration clandestine. Peut-on le dissuader ?
« Rester au pays pour quoi faire ? On entend les projets en faveur des jeunes à la télévision nationale. Mais ces projets, ce n’est pas pour nous ! Renseignez-vous ! Ils sont destinés à leurs petits frères, cousins, neveux et que sais-je encore. C’est du leurre. Aucun jeune lambda ne bénéficiera des projets dont on vous parle chaque soir à la télévision. Nous sommes fatigués de souffrir chez nous, sous les regards impuissants de nos parents et des connaissances. On préfère aller souffrir ailleurs. Il n’y a plus d’avenir ici », coupe Alphadio Bah, le compère de Souadou, décidé, lui aussi, à aller à l’aventure.
Au regard de ce qui précède, il faut ajouter aussi qu’en plus des causes classiques connues de tous, l’abandon des villages, leur enclavement, l’inexistence des infrastructures de base dans ces zones rurales avec son corollaire de pauvreté accentuée, sont les réelles causes du départ des jeunes. Rien donc pour fixer ces bras valides dans le milieu rural sur les terres de leurs aïeux. Les parents mêmes souhaiteraient voir leurs enfants partir à l’extérieur. Souvent c’est toute la fortune de la famille qui est mise à contribution. Dans les villes, ils sont livrés à la rue. Rien non plus ne garantit leur avenir. Ici, certains parents vont jusqu’à brader les biens (terrains, maisons, voitures etc.) de la famille pour les frais de « voyage » de celui qui manifeste le désir de quitter le pays. Certains jeunes vont jusqu’à abandonner leurs activités pour se lancer dans cette aventure incertaine vers l’Europe.
Parlant toujours des causes, il faut aussi signaler le rôle nocif des réseaux sociaux. Ainsi, si les difficultés socioéconomiques sont les principaux responsables du phénomène d’émigration massive, les réseaux sociaux contribuent à l’amplifier. « Ton compagnon de galère se retrouve après une traversée en Italie où quelque part en Europe et met en avant sa réussite sociale (voiture, maison…) sur les réseaux sociaux, rien ne pourra lui empêcher de l’imiter ! C’est excitant ! Et puis ce sont les parents aussi qui te pressent de sortir comme ton ami », explique B.A, un cadre au ministère de la Jeunesse.
Pour lui, Facebook, WhatsApp, Messenger ont participé à cet appel d’air à l’émigration clandestine. Ils sont utilisés par les réseaux de passeurs, une véritable nébuleuse bien organisée « La filière ou le réseau, est composé des gens sans activités fixes. Ce sont parfois des jeunes du quartier, travaillant dans l’ombre et qui investissent le terrain pour démarcher les candidats », raconte notre interlocuteur du département de la Jeunesse.
Quand le combat des ONG et celui des institutions internationales se heurte à l’obstination des jeunes…
Malgré la lutte des ONG, des organismes internationaux, les demandeurs d’asile et des émigrants clandestins guinéens vers l’Europe et les Etats-Unis ont été deux fois plus nombreux ces derniers temps. Ce qui place la Guinée au deuxième rang des pays d’Afrique de l’ouest pour le nombre de migrants qui tentent de gagner l’Europe, après le Nigéria.
« Nous utilisons tous les canaux, mais il y a toujours des jeunes qui font la sourde oreille. Même les rescapés, c’est-à-dire ceux qui ont échoué sur le chemin de l’aventure et qui ont échappé à la mort, interviennent physiquement sur le terrain, auprès des éventuels candidats à l’aventure, de leurs familles… Nous projetons des films dans les quartiers et même dans les zones rurales pour toucher et sensibiliser les jeunes gens. Nous impliquons la presse, les autorités locales, mais le phénomène continue. Des jeunes aidés par des parents continuent de partir. Certains comprennent et acceptent de se regrouper en association pour des projets de développement. Nous orientons d’autres vers le ministère de la Jeunesse. Mais ceux qui s’obstinent sont plus nombreux que ceux qui renoncent à ces aventures incertaines dans le désert », nous raconte un responsable de l’Organisation International pour les Migrants (OIM).
Au ministère de la Jeunesse, même son de cloche. Ici, on parle du financement de nombreux projets pour les jeunes. Des projets financés pouvant maintenir les bras valides dans le pays. « Le gouvernement a mis l’emploi-jeune au cœur de ses préoccupations. Tous ceux qui présentent de bons projets sont financés. C’est dommage que certains se détournent du ministère pour prendre le chemin de l’aventure. Et pourtant, tout est mis en place pour éviter à nos jeunes de quitter le pays… Nous osons croire qu’ils prendront conscience qu’on peut réussir tout en restant au pays »
L’exode rural est la principale cause du drame que vivent les jeunes guinéens dans le désert libyen. Et vu l’urgence des problèmes posés par les postulants à l’émigration et l’ampleur que la situation peut prendre dans les années à venir, le développement des zones rurales doit demeurer au cœur de la politique de nos gouvernants. Lutter contre la pauvreté et asseoir le développement dans les régions, dans les villages et campagnes les plus reculés des centres de décision. Tant que les zones rurales végéteront dans la misère, la pression migratoire ira mécaniquement en se renforçant, quelles que soient les mesures de contrôle et de sécurité qui seront adoptées pour réduire le phénomène. Et le pays se videra de ses bras valides.