Les Guinéens respectent-ils les mesures barrières ? Non. La plupart de la population transgressent les règles instaurées : le port des masques, la distanciation sociale et le lavage régulier des mains, sont de plus en plus aux abonnés absents dans les quartiers. Les maquis et les night clubs, en guichets fermés, font le plein les après-midi. Les cérémonies de mariages, de baptêmes et les anniversaires ont lieu partout à travers la ville avec la complicité des chefs religieux et des responsables communaux. A vrai dire, les Guinéens se détendent et se défoulent, le gouvernement et l’ANSS se crispent.
En un mot, là où certains ont appliqué le « J’embrasse pas » afin d’anéantir la possibilité de la contagion, d’autres en revanche ont clairement abandonné toutes les mesures barrières telles que le fait d’éternuer dans son coude ou les gestes de distanciation sociale comme le renoncement aux embrassades et le mètre d’éloignement. Pour beaucoup, cette affaire de covid-19 relève du passé et une menace révolue. Amnésie collective ou tragique absence de civisme ?
Le manque de civisme pointé du doigt
Alors que tout le monde avait peur de la maladie dès les premières heures, le savoir-vivre a aujourd’hui pris un sacré coup sur la tête. On retrouve dans la rue, dans les magasins, dans les bars des personnes masquées et d’autres agglutinées, sans masques, ni distanciation.
« Le vendredi dernier, dans le taxi, des gens à côté de moi ne portaient pas de masque avec un air de défi ou de royale indifférence » constate un enseignant. « Nous revenions pourtant d’une morgue pour le cimetière de Cameroun où des cas de Covid se déclarent souvent « . Des « insouciants« , reconnaît l’enseignant, « qui pourraient être tentés de relativiser leurs transgressions en se persuadant que ‘s’ils sont les seuls à ne pas appliquer les règles, ça n’est pas bien grave…‘ ». A ceux-là dira-t-il, « il faut rappeler que l’épidémie est toujours active et évolutive en Guinée. »
Il n’empêche que « les comportements des uns influent sur le ressenti des autres« , déjà angoissés par la perspective d’une troisième vague : « Voir certains négliger les gestes barrières ne fait qu’accentuer les angoisses des inquiets » même si, concède l’enseignant de l’école primaire publique de Dixinn-Terrasse, « les connaissances sur l’épidémie ont progressé de manière spectaculaire en quelques semaines« .
« On s’habitue à ce risque avec le temps, on s’en accommode petit à petit », dira un jeune transitaire croisé dans le quartier Lambayi, dans la commune de Ratoma, qui relativise le phénomène. Pour lui, l’angoisse excessive face à la maladie a entrainé la désinvolture inappropriée. Comme pour dire, une exposition continue à des stimuli de peur, produit un processus d’habituation et désensibilise l’individu. D’où ce relâchement bref et humain, incitant parfois des femmes et des hommes mus par l’émotion en des circonstances exceptionnelles, à se prendre dans les bras, à l’instar de madame la Préfète Hadja Gnalen Condé et son homologue Colonel Mamadou Lamarana Diallo, le vendredi dernier à Fria, lors de la passation de Services. Ces deux autorités, dans l’euphorie d’accueil, se sont jetées dans les bras, l’un et l’autre.
L’émotion était de toute évidence très vive avec le public. Ces images renvoient à l’opinion publique l’idée que l’on peut se prendre dans les bras ou cesser cette distanciation sociale.
Et que dire des séries de cérémonies qui se déroulent dans les communes de Conakry? Il ne se passe un jour sans qu’un mariage, un baptême ou un anniversaire drainant du monde ne soit célébré dans les quartiers. Très souvent, ce sont des services matrimoniales des mairies ou des responsables religieux qui se déplacent jusqu’au domicile des nouveaux couples pour officier ces cérémonies. Pas plus tard que le week-end dernier, le couple Traoré a célébré son mariage à la place publique de Gbessia-Centre en présence de l’Imam de la Mosquée du quartier, d’un agent de la mairie de Matoto et de plusieurs invités et dans une ambiance de fête.
Interrogé, le marié ne s’est pas gêné pour nous apprendre qu’à l’approche du ramadan musulman, il ne trouve pas d’inconvénient à célébrer un mariage. « Nous sommes à quelques jours du Ramadan ! C’est la bonne période pour se marier. Je sais qu’il faut respecter les mesures barrières, mais que voulez-vous qu’on fasse ? Les gens aiment les fêtes. On ne peut pas leur interdire de se réjouir ! Donc comprenez », a lâché le marié avec un sourire en coin.
A Kaloum, plus précisément à Tombo, un célèbre night-club ouvre clandestinement ses portes dans l’arrière-cour pour échapper à la vigilance des forces de sécurité. Les clients traversent la concession contigüe, enjambant les ustensiles de cuisine pour s’introduire dans la boite. Cette « issue de secours » se referme automatique une fois que vous êtes à l’intérieur. Bondé de monde avec la musique et l’alcool à flot, le night fonctionne vingt quatre heures sur vingt quatre. « On ne peut pas passer deux ans sans activité. Comment vivre ? La Covid-19 est contre les hommes âgés et les malades et non pas contre les jeunes et les gens qui respirent la santé », dit avec désinvolture Ibrahim Sorry, le gérant.
Pour Dr Moise Koivogui, médecin au CHU de Donka, il est clair que « le respect est moins strict, les craintes pour la santé moins fortes, notamment chez les jeunes. Ce sentiment d’invulnérabilité chez une partie des jeunes, surtout ceux qui vivent dans les quartiers précaires, fait qu’ils profitent du laxisme des forces de sécurité pour continuer à remplir les lieux de loisirs et de rencontre « .
Au final, constate-t-il, plus personne ne sait qui croire ou que faire au vu de tels messages paradoxaux. » On ne vit pas dans le même monde, avec l’impression de ne pas être dans le même ordre de risque« , dira Dr Koivogui, insistant sur cette dimension schizophrénique de la société, renvoyant à la question du traumatisme. « La spécificité de ce virus, qui peut être anodine pour certains et mortelle pour d’autres, laissant tout un chacun face à ses angoisses existentielles« .
Pour le médecin, c’est aux dirigeants de rappeler les bons comportements à adopter en société avec « une meilleure connaissance de cette maladie, des moyens importants hospitaliers, de recherche, et de protection de première ligne, ainsi qu’une meilleure connaissance des phénomènes psychologiques humains propres aux réactions face à des stress majeurs de l’existence qui permettront, on peut l’espérer, une meilleure gestion des prochaines épidémies. »
Et pourtant, depuis un certain temps, les messages de prudence se multiplient de la part des autorités sanitaires. Les réfractaires et autres insouciants restent sourds aux avertissements incessants lancés dans les médias par Dr Sakoba Kéita : « La situation peut s’améliorer les mois à venir, à condition que les mesures de distanciation sociale se poursuivent. Or, je suis frappé de voir que ce n’est pas le cas » lance-t-il. « Les mesures de distanciation sociale sont en train de nous échapper ».
Pour Dr Koivogui par contre, «après plusieurs mois de contraintes avec plusieurs facteurs de stress et de crise, certaines personnes ont effectivement besoin d’un relâchement de pression pour faire face aux difficultés financières, ainsi, l’autodiscipline est moins stricte voire inexistante. »
Selon certains observateurs, le temps que met la pandémie pour disparaitre n’a fait que rendre confus, inaudibles les messages de prévention relayés au fil des semaines sur le port des masques, et les mesures barrières.
Contacté, Dr Alhousseiny Bah, épidémiologue voit, lui, « une familiarité avec le virus » dans ce relâchement ambiant : « L’angoisse et la peur cèdent peu à peu, les comportements excessifs ou aberrants de protection face à la menace diminuent progressivement, dans une forme d’accoutumance ; et la vie reprend son cours mettant sur un plan secondaire la problématique de la Covid dans une forme de refoulement collectif de ce qui a été une dure épreuve pour tous. On préfère alors se passionner pour d’autres problèmes de société plus à distance de la maladie, mais relayant également nos préoccupations. »
A cela s’ajoute, selon lui, un ras-le-bol face au temps que met le virus et la pauvreté aiguë: « On peut également voir dans cette tendance un aspect sociétal et la façon pour le moins paradoxale de gérer cette crise pandémie qui perdure, cela ne fait que rendre confus, inaudibles et les messages de prévention ou de santé relayés au fil des semaines sur le port des masques, sur les mesures barrières« , conclut-il
Retenons tout simplement que malgré le couvre-feu imposé par les autorités, on se défoule, on se relaxe sans les mesures barrières et tard la nuit. Beaucoup de Guinéens ont tendance à oublier que le virus n’est jamais loin. Ainsi ils sont toujours dans leurs « maquis », cette fois-ci à « guichet fermé », ces bars-restaurants très populaires à Conakry. Sur ces lieux de loisirs, C’est le désordre total. Et les gens s’y sont habitués. Les gens s’embrassent. Ils se parlent bouche-à-bouche. L’espacement des tables n’est pas respecté. Les gens ne portent pas de masques, sauf quand ils veulent quitter les lieux.