« Un peuple ne peut pas vivre sans son histoire… »
« Mon souhait est que l’histoire de notre pays soit connue. Elle ne peut être connue que si on demande aux gens de témoigner et d’en parler. Que la jeunesse actuelle soit informée et qu’elle puisse avoir les moyens nécessaires pour apprécier dûment les choses », a déclaré, à l’entame, ce septuagénaire dont la mémoire reste encore très fraiche.
Abass Bah, un ingénieur hydrologue, n’est pas le prisonnier le plus célèbre du Camp Boiro. Mais, il a passé sept bonnes années (1971-1978) dans ce très tristement célèbre bagne avant d’être libéré du joug de la révolution sékoutouréenne. A l’occasion du 60e anniversaire de l’Indépendance de la Guinée, Guineenews est allé à sa rencontre. Cet ancien pensionnaire du Camp Boiro est revenu sur les conditions de son arrestation et de son incarcération.
En partance pour Bamako via Kankan, Abass Bah connu sous le sobriquet ‘’Bah Costa’’ a été arrêté le 14 juin 1971, à l’aéroport international de Conakry après avoir fini de faire toutes les formalités de voyage. Selon lui, il partait pour une mission en compagnie d’une délégation du PNUD venue aider la Guinée à trouver les appareils qu’il fallait installer sur les bords du fleuve Niger afin d’obtenir une annonce automatique de la crue suite à la crue centenaire qui avait eu lieu sur le fleuve Niger dans son bassin entier. « Mon arrestation ressemble à un jeu d’enfants », se rappelle-t-il.
Les premiers jours de son arrestation…
Abass Bah passera sept ans en bagne ignorant les vrais motifs de son arrestation et de son incarcération. De l’aéroport, il sera directement déposé à l’état-major de la gendarmerie. Après avoir y passé sept jours sans aucun contact avec qui que ce soit, au huitième jour, Oularé, un des secrétaires de Siaka Touré venu dans la voiture d’un prisonnier « m’a embarqué et transporté au bloc de Camp Boiro directement sans escale ». Cet ancien pensionnaire du Camp Boiro se rappelle que tout semblait se dérouler normalement au début dans sa cellule n°22. Plus les jours et les semaines passaient, plus il s’inquiétait. «Je tapais sur la porte, criais et voulais qu’on me fasse rencontrer des gens pour qu’ils me disent de quoi, il s’agit. Je voudrais savoir à quoi m’en tenir », raconte-t-il.
Mais au mois de septembre 1971, « quand ils ont commencé l’affaire Emile Cissé, on est venu me chercher vers 2h du matin, on m’a amené au bureau du haut commandement où il y avait une section qui avait pour président Mamady Kéita, mon ancien professeur de Philosophie. Il m’a tendu une feuille où il y avait douze questions aussi effarantes les unes que les autres, du genre quelle a été ma participation au complot Kaman Fodéba en 1969 ? Quel rapport j’ai avec la CIA, le deuxième bureau français. Je suis tombé des nues. Il m’a dit Bah tu reconnais ça on te laisse tranquille. Tu retournes tranquillement dans ta cellule, on verra ton cas ».
Âgé de 24 ans au moment de son arrestation, Abass Bah a rejeté les accusations et s’est dit incapable de les signer. « Si je signe ce papier, je signe moi-même ma condamnation à mort. C’est autant de crimes contre l’Etat. Tuez-moi ici, je ne le ferai pas », a déclaré M. Bah. « A côté de moi, il y avait un de mes beaux fils M’Baye Cheick Oumar. Lui, il sortait de la cabine technique. Il avait encore les plaies toutes fraiches. Il m’a dit mon beau, tu peux lui faire confiance, après il t’arrangera cela. Je lui ai dit ‘’mon beau fils, nous ne sommes pas en rendez-vous ici’’. Occupe-toi de ton problème, je m’occupe de mon problème. Il s’est tu. (…) », poursuit notre interlocuteur.
La cabine technique, une ‘’machine’’ de punition corporelle pour arracher des aveux
Très souvent, pour obtenir les aveux des personnes arrêtées, les tortionnaires passaient par la cabine technique où on les infligeait les sévices corporels. Privé de deux jours de nourriture et d’eau, Abass Bah se retrouve avec Soumah Tiguidanké, Marcel Lepain, Diawara Ibrahima, etc. Ils vont goûter aux « pinces crocodiles partout aux endroits les plus sensibles de l’organisme ». Or, pendant qu’ils se tordaient eux de douleurs atroces, « les tortionnaires se gargarisent des bouteilles de Gin ».
Poursuivant son récit, il affirme: « on est resté de 3h du matin à 7h avec le corps complètement dénudé, dans une douleur indescriptible. Le soir suivant, à 2h du matin, on m’a ramené à la cabine technique avec Diawara Ibrahima, Marcel Lepain, et puis Kazo, un français et ancien directeur de l’usine métallique de Dixinn. Ils nous ont torturés. A un moment donné Ibrahima Diawara m’a dit ‘’Bah est ce que tu as lu l’aveu ? Je lui ai dit je viens de le lire. Il m’a dit, on va signer sinon ils vont nous tuer ici. Ils avaient donné un papier pour chacun avec des questions. Devant toutes les questions, j’ai mis un OUI. Et puis, ils nous ont détachés là-bas. Ils nous ont ramenés dans nos cellules », se rappelle le septuagénaire.
Mais, le problème va resurgir à la rédaction de la déposition. « Mamady Kéita avait comme premier secrétaire un certain Kéita qui est le fils de Kéita Wouremba. Il y a lieu de nous faire une déposition. Ils ont fait la déposition et on m’appelle pour lire. J’arrive Mamady Kéita et Fodé Bérété étaient présents. Et puis, on me demande de lire. Je commence à lire, ‘’je suis copain à docteur AKar, à Diallo Seydou, etc. Mamady même était malade. Il dit ‘’ça ne le ressemble pas. Le mensonge va être trop gros’’. Ils ont rédigé encore le même scénario. Mamady a dit encore, c’est trop. Alors, il rédige un truc. Il prend soin de dénoncer comme mes compagnons mes propres amis de la ville. On était étudiants ensemble. On faisait tout ensemble, on nous connaissait ensemble. J’ai dit si vous voulez moi, j’ai recruté des gens, je les ai formés et c’est moi qui les paie. Dans la foulée, moi j’ai dénoncé cinq de mes amis mais dont la plupart étaient aux Etats-Unis, en Belgique et en France. Donc, ils ont accepté mes accusations, contents de mon travail. Après, on m’a dit d’enregistrer. Il devait être vers 3h 30 du matin. Pendant que j’enregistrai, il y a Ismael qui passe. Keita lui dit, c’est lui Bah Costa. Il a dit c’est bien. Il n’a qu’à choisir dans quelle ville on va le pendre. Son cas va servir d’exemple à la jeunesse. Alors j’arrête de parler, je dis ‘’camarade ministre’’ votre vie et la mienne sont entre les mains de Dieu. J’ai continué à enregistrer. On m’a accusé d’être agent du 2e bureau France, agent de la CIA, agent du réseau SS nazi et que ces gens m’ont donné des millions de dollars que j’ai domiciliés dans les banques à Dakar. Et que chaque mois, je donnais à ces gens deux mille dollars, etc. Un truc effarant même en rêve, on ne peut pas imaginer », témoigne Abass Bah.
En plus de ces sévices corporels, le régime alimentaire est aussi des plus inhumains qui puissent exister. Pendant 24 heures, les prisonniers du Camp Boiro n’avaient qu’un litre d’eau et une poignée de riz blanc donnés à 17h. Sans oublier, « les huit jours de diète sèche» à l’accueil.
Qui torturait au Camp Boiro?
Sur instruction du Camarade Sékou Touré, « c’est Lamine Kéita » qui exécutait le sale boulot. « Pourquoi, poursuit-il, les instructions de Sékou ? En 1960, Barry Boubacar Koulaya, un compagnon de Boiro, était directeur de cabinet de Sékou Touré. Un matin, il vient au travail, Sékou lui remet un papier lui ordonnant de recenser tous les descendants de Thierno Aliou Boubhadyan. Alors, il fait une copie de cette lettre et il va voir son ami, Sow, un vétérinaire de Labé qui se trouvait être mon cousin. Ensemble, ils lisent la lettre. Ils ont dit de toutes les façons, aucun de nous n’échappera à Sékou Touré. Il va nous arrêter tous, quel jour ? On ne sait pas. Dans ce cadre, mon nom a dû figurer sur cette fameuse liste. Puisque je n’avais, figurez-vous, que 24 ans. Je n’ai jamais milité dans le PDG encore moins la JRDA. J’étais quelqu’un d’ordinaire ».
Après le camp Boiro, qu’est devenu Abass Bah
Ce ne fut pas chose facile. Après avoir passé sept bonnes années au Camp Boiro dans des conditions exécrables. Mais, « par la grâce de Dieu, soutient-il, je me suis retrouvé en liberté. Quand je suis allé voir Sékou parce que les gens étaient obligés d’aller lui dire merci. ‘’Je lui ai dit Camarade président, je suis allé en prison et je suis revenu. C’est Dieu qui m’a amené en prison et c’est lui qui m’a sorti. J’ai le cœur net et je n’en veux à personne. Je n’ai aucun ressentiment ». Pour sa part, l’ancien président de la Guinée indépendante dira à son hôte que « c’est une autre façon de penser. Il dit, tu sais, on est en train de juger les choses ici alors que tout se juge là-haut. Il m’a dit de toute façon tu vas aller à Labé et tu vas revenir ‘’ ». Le connaissant désormais pour avoir séjourné au Camp Boiro, l’ancien prisonnier a demandé à Dieu de l’aider à ne plus jamais rencontrer « ce monstre » dans sa vie. Il a affirmé à Guineenews avoir renoncé à une réintégration « dans la fonction publique ».
Au Camp Boiro, on parle de 50 000 morts ?
Selon plusieurs publications, le célèbre Camp Boiro a fait 50 mille morts. Mais statistiquement, ce chiffre reste à vérifier. Ce qui corrobore dans nos enquêtes, c’est qu’en dehors de ce camp, beaucoup de Guinéens ont été massacrés le long des frontières terrestres de la Guinée surtout avec le Sénégal où des actes ignobles auraient été commis, soutient le survivant. Aujourd’hui, l’AVCB veut les sortir de l’anonymat. « Nous avons le souci de n’oublier personne. Que tous ceux qui ont subi cette bavure soient recensés et que leurs noms figurent sur la stèle qu’on va construire un jour ou l’autre », promet l’actuel président de l’AVCB.
Les victimes du Camp créent une association pour réclamer justice
Aujourd’hui, les victimes de ce camp tristement célèbre sont réunies en association pour défendre les droits des victimes du régime ‘’dictatorial’’ de Sékou Touré. Selon Abass Bah, « l’AVCB est la plus vieille association humanitaire qui défend les droits de l’homme en Guinée parce qu’elle existe depuis 1984 ». L’Association des Victimes du Camp Boiro revendique les charniers des milliers de victimes du régime de Sékou Touré entassées au mont Kakoulima sur une superficie de 20 hectares de fosses communes, à Gangan, à Séguéya, dans Kindia, à Kankan, à N’Zérékoré et au Foutah. L’objectif de l’AVCB est que l’Etat leur rende « les charniers. Si c’est fait, on donne la sépulture en portant le deuil digne d’un musulman ». Pour Abass Bah, les victimes sont à la fois surprises et étonnées que les présidents qui se sont succédé ne leur aient pas rendus les charniers. Mais, prévient le président de l’AVCB, « un peuple ne peut pas vivre sans son histoire parce qu’en lisant un livre d’histoire, on ne déchire pas une page avant de le lire ».
Amadou Kendessa Diallo pour Guineenews