De mémoire de magistrat, d’avocat ou de juriste guinéen tout court, jamais une décision de justice n’a suscité autant de polémique et de controverses que l’arrêt n°008 du 27 juillet 2023 de la Première chambre pénale de la Cour suprême. Chaque partie le comprend et l’interprète à sa manière au point que – chose rarissime -, l’interprétation dudit arrêt a été demandée à la Cour suprême.
Sur la question de l’interprétation par la Cour suprême de sa décision, il faut relever que la loi lui en donne la compétence (Article 64 de la loi organique L/2017/0003 du 23 février 2017).
En effet, lorsqu’un juge rend une décision, il est totalement dessaisi de l’affaire dans laquelle sa décision est intervenue. Mais il peut interpréter sa décision ou la rectifier lorsqu’elle comporte des erreurs matérielles ou des omissions.
C’est une règle de base en droit judiciaire.
Pour revenir à l’arrêt, il est important de donner quelques indications d’ordre procédural afin d’en faciliter la compréhension.
1- Monsieur Mohamed Diané, poursuivi pour diverses infractions, est placé en détention provisoire suivant un mandat de dépôt du 31mai 2022.
2- Une demande de mise en liberté est présentée par ses avocats à la Chambre de l’instruction de la CRIEF. Celle-ci rend l’ordonnance n°289/CI/CRIEF/2022 du 14 décembre 2022.
Il s’agit d’une ordonnance de mise en liberté et de placement sous contrôle judiciaire assorti d’un cautionnement.
3- Le Procureur spécial de la CRIEF relève appel de cette ordonnance de même que les avocats de M. Mohamed Diané.
4- La Chambre de contrôle de l’instruction, juridiction d’instruction de second degré au niveau de la CRIEF, rend l’arrêt n°001 du 3 janvier 2023.
Cet arrêt déclare l’appel du Procureur spécial mal fondé et celui de M. Mohamed Diané partiellement fondé. Il maintient la mise en liberté provisoire, réduit le montant du cautionnement et impose plusieurs obligations à M.Mohamed Diané dans le cadre du contrôle judiciaire.
5- Le Procureur Spécial de la CRIEF se pourvoit en cassation contre ledit arrêt. Autrement dit, il demande à la Cour suprême de casser l’arrêt pour des motifs qu’il a indiqués et qu’on appelle » moyens de cassation « .
C’est sur ce pourvoi que la Première chambre pénale de la Cour suprême s’est prononcée à travers cet arrêt polémique.
Dans sa décision, la Haute Juridiction déclare le pourvoi recevable. La Cour estime donc que le pourvoi a été formé dans les forme et délai prévus par la loi. Mais au fond, elle constate qu’il est sans objet.
C’est sur les conséquences à tirer de cet arrêt que les interprétations divergent.
Il convient d’examiner le ou les motifs de la décision c’est-à-dire le raisonnement de la Cour pour arriver à sa décision sur le » fond ». Mais avant, il y a lieu de relever que la Cour suprême rend principalement deux sortes d’arrêts : des arrêts de cassation et des arrêts de rejet du pourvoi. Il peut sans doute y avoir d’autres. Mais ce sont les principales.
Dans l’arrêt du 27 juillet 2023, la Cour suprême estime, succinctement, que :
1- « ….pendant que le dossier de la cause est mis en délibéré sur la question précise de la mise en liberté assortie du contrôle judiciaire, le dossier de fond a sérieusement évolué et se trouve actuellement devant le juge du fond »;
2- » cet état de fait renvoie aux dispositions de l’article 244 du CPP… ». Selon ce texte, la mise en liberté peut aussi être demandée en tout état de cause par tout inculpé, prévenu ou accusé, et en toute période de la procédure.
3- lorsqu’une juridiction est saisie, il lui appartient de statuer sur la liberté. En d’autres termes, selon la Cour suprême, puisque la Chambre de jugement de la CRIEF est saisie du dossier, M. Mohamed Diané pouvait demander sa mise en liberté devant celle-ci dès lors qu’elle est compétente pour connaître d’une telle demande.
4- en cas de pourvoi et jusqu’à l’arrêt de la Cour suprême, il est statué sur la demande de mise en liberté par la juridiction qui a connu en dernier lieu le fond de l’affaire.
Pour toutes ces raisons, la Cour suprême a déclaré le pourvoi du Procureur spécial » sans objet « .
En clair, elle considère, au terme de son propre raisonnement, qu’il n’y a pas de raison de se prononcer sur le pourvoi en cassation dans la mesure où le fond de l’affaire est déjà porté devant la Chambre de jugement de la CRIEF et que, sur le fondement de l’article 244 du CPP, M. Mohamed Diané pouvait demander sa mise en liberté devant celle-ci.
Ainsi, elle n’a ni cassé l’arrêt attaqué ni rejeté le pourvoi en cassation.
À la lecture de la motivation de cette décision, on peut s’interroger sur la solidité ou la pertinence du raisonnement de la Haute Juridiction.
La Cour suprême laisse entendre – elle ne dit pas expressément- que c’est après que les débats étaient terminés sur le pourvoi et que l’affaire avait été mise en délibéré qu’elle a su que le » le dossier de fond a sérieusement évolué et se trouve devant le juge du fond à la CRIEF «
On peut supposer qu’avant la mise en délibéré de l’affaire, la Cour était censée ignorer que le dossier de fond était devant la Chambre de jugement puisque la question n’avait pas été débattue et qu’aucune pièce du dossier n’indiquait que celui-ci était devant le juge du fond. Après que le dossier a été mis en délibéré, comment la Cour suprême a-t-elle su ou appris que le dossier de fond a sérieusement évolué et qu’il était devant la Chambre de jugement ?
Il y a un principe qui dit que le juge ne peut fonder sa décision sur sa connaissance personnelle du dossier. Il doit décider sur la base des éléments qui ont été contradictoirement discutés devant lui.
Par ailleurs, la Cour suprême considère qu’elle est saisie d’une question de mise en liberté. Dès lors que l’affaire a été portée devant le juge du fond, la mise en liberté pouvait être demandée devant celle-ci. Elle (la Cour suprême) n’avait donc pas à statuer sur cette question. Là également, il y a un problème.
En effet, la Cour suprême n’était pas saisie d’une demande de mise en liberté en tant que telle mais d’un pourvoi contre un arrêt ordonnant une mise en liberté assortie d’un contrôle judiciaire. La nuance est importante. La Cour suprême ne peut pas, à notre avis, être saisie d’une demande de mise en liberté. Elle n’est juge du fond. Son rôle devait se limiter à contrôler la bonne ou mauvaise application de la loi par la Chambre de contrôle de l’instruction en passant au crible les moyens de cassation exposés par le Procureur spécial de la CRIEF, demandeur au pourvoi. Si ces moyens ou un d’entre eux est pertinent, elle casse l’arrêt et renvoie le dossier devant la Chambre de contrôle de l’instruction autrement composée c’est-à-dire composée d’autres magistrats. Si elle estime que les moyens de cassation sont inopérants, elle rend un arrêt du pourvoi. Elle ne pouvait pas ordonner une mise en liberté dès lors que ce n’est pas son rôle.
Ainsi, même si la Chambre de jugement de la CRIEF est saisie du fond, la Cour suprême se devait de se prononcer sur le pourvoi en cassation du Procureur spécial de la CRIEF en rendant soit un arrêt de rejet soit un arrêt de cassation sans se préoccuper de la question relative à la saisine de la Chambre de jugement.
Pour conclure, on peut dire que puisque l’arrêt n°001 du 3 janvier 2023 de la Chambre de contrôle de l’instruction n’a pas été cassé, il devrait produire ses pleins et entiers effets. M. Mohamed Diané n’a pas à présenter une demande de mise en liberté devant la Chambre de jugement de la CRIEF. Il bénéficie d’un arrêt qui ordonne sa mise en liberté et qui n’a pas été cassé. Il ne reste plus qu’à tirer les conséquences de cette décision. Espérons que le droit l’emportera sur la passion. Il y va de liberté d’un homme, quelles que soient les infractions qui lui sont reprochées.