Dans un entretien à bâtons rompus qu’il a bien voulu nous accorder, l’ancien ministre de la transition, Abdourahmane Sanoh, activiste de la société civile et président de la Plateforme des citoyens unis pour le développement (PCUD), a brisé son long silence pour évoquer les sujets de l’heure.
Dans cette première partie, l’homme accusé, à tort, de pactiser le diable pour déstabiliser le régime de Conakry actuel en vue de provoquer une nouvelle transition, ne mâche pas ses mots. Il parle de sa lecture de la crise syndicale qui a ébranlé le régime Condé et le détournement des deniers publics.
Guinéenews© : Nous sortons d’une grève syndicale, qui aura duré pratiquement un mois. En tant qu’acteur de la société civile, quelle est votre apport pour un dénouement rapide de la crise ?
Abdourahmahe Sanoh : Je vous remercie pour l’opportunité que vous m’offrez. Mais je m’en vais d’abord préciser que cette crise n’a pas duré un mois. Si l’on met bout à bout les deux tranches, elle aura globalement duré environ 50 jours. En tant que société civile, nous avons été très près de cette crise. Nous avons joué notre partition. Non seulement, en apportant notre soutien aux enseignants parce qu’ils étaient dans leur raison, mais également, en permettant aux enfants de reprendre les cours. Heureusement, mieux vaut tard que jamais. Nous sommes parvenus à un dénouement. J’espère que les parties prendront le maximum de soin pour respecter leurs engagements.
Guinéenews© : Après recul, quelle lecture faite-vous du déroulement de cette crise. Les signaux étaient-ils prévisibles à votre avis ou la crise a-t-elle été mal gérée depuis le départ ?
Abdourahmahe Sanoh : la réussite de la grève a surpris plus d’un à partir de novembre 2017. Mais il y a eu des erreurs d’appréciation. Tout le monde, pratiquement, s’est trompé, du moins les principaux acteurs. D’abord, les leaders syndicaux n’ont pas su prévoir la tournure que ce genre de situation pourrait prendre. Ensuite, les autorités étaient dans une situation un peu difficile. D’un côté, il y avait la peur des leaders syndicaux qui avaient l’habitude de dicter comment gérer le problème syndical. De l’autre, il y avait un sentiment de mépris, parce que n’ayant pas réalisé que le mouvement pouvait éventuellement prendre de l’ampleur. Il y a aussi les interférences du chef de l’État qui n’a pas donné une marge de manœuvre au gouvernement. Enfin, il y a la gouvernance qui est faite de mépris, qui n’écoute pas les autres. Cela est dû, peut-être, à l’usure du pouvoir. Donc, un pouvoir coupé de la réalité. Autant d’amalgames, qui ont fait qu’il n’a pas pu faire une lecture saine de la crise. C’est pourquoi, nous avons accepté de jouer notre partition pour deux raisons.
D’une part, la PCUD est la structure faitière du mouvement syndical. D’autre part, nous avons été constants dans nos convictions. Ensuite, quand on a écouté toutes les parties et que nous avons compris le problème, nous avons pensé qu’il fallait jouer le rôle qui est le nôtre, notamment se battre pour que les enfants retournent le plus rapidement possible en classe, sans mettre en danger les revendications des enseignants, qui sont d’ailleurs légitimes, mais en œuvrant de façon à préserver l’unité syndicale. Cela n’a pas été gagné d’avance. Mais au moins, nous avons réussi à accompagner le SLECG jusqu’au bout, avec les résultats que tout le monde connait aujourd’hui.
Guinéenews© : Le gouvernement et le syndicat ont finalement signé un protocole d’accord mais il se dit que ces concessions faites, le couteau à la gorge, c’est le peuple qui payera la facture.
Abdourahmane Sanoh : nous pensons que le gouvernement a encore des efforts à faire pour trouver dans le budget les ressources permettant de couvrir l’incidence financière de cet accord. D’autant que si on voit le budget de l’assemblée nationale, on sent qu’entre temps, il est passé de 15 000 milliards de francs guinéens à 20 000 milliards, soit au moins 5 000 milliards supplémentaires. Et lorsqu’on rentre dedans, on voit la déclinaison des allocations, on se rend compte qu’il y a encore des efforts à faire par toutes les institutions de la République, pour que les travailleurs puissent obtenir leurs attentes, sans pour autant mettre en danger l’équilibre budgétaire, ni mettre en danger la qualité des services publics. En tout état de cause, au sein de la société civile, notre position est très claire. Nous n’allons pas accepter une augmentation du prix du carburant, comme le ministre du Budget l’a insinué, tout comme nous n’allons pas accepter une dégradation de la qualité de l’offre des services publics, notamment le courant électrique et l’eau. D’ailleurs, nous allons exiger que les investissements dans le secteur de l’eau soient améliorés dans tous les foyers. Nous allons mobiliser, nous sommes en train de le faire, nous allons prendre toutes les mesures légales pour que ce ne soient pas les populations qui prennent le pot cassé. Mais que ce soient aux autorités en général et à ceux qui baignent dans la corruption, dans le détournement des biens publics, dans le pillage de nos ressources communes qui payent la facture.
Guinéenews© : Cette solution ne requière-t-elle pas une session extraordinaire de l’assemblée nationale ?
Abdourahmane Sanoh : il leur appartient d’examiner. De toutes les façons, je pense que la loi de finances est une loi. Mais il arrive des fois que des réallocations se fassent sans pour autant convoquer une session extraordinaire. En tout état de cause, il est clair aujourd’hui qu’aucune de nos institutions ne fonctionne normalement. Leurs membres sont préoccupés par l’enrichissement illicite. Ils baignent dans l’affairisme pour la plupart. Les populations et les opérateurs économiques en paient le prix. Ils n’ont qu’à trouver les solutions qui sied, mais il faut qu’ils soient judicieux parce qu’on ne peut plus continuer à les laisser gérer le pays comme cela se fait jusqu’à maintenant. On ne peut plus continuer le pillage habituel. D’ailleurs, nous allons nous organiser pour renforcer la veille.
Guinéenews© : Avez-vous des preuves de ces pillages. Avez-vous des secteurs concernés ? Parce que le Chef de l’État s’est dit prêt à sévir contre la corruption mais il veut des preuves ?
Abdourahmane Sanoh : Le chef de l’État est dans une situation extrêmement difficile. Il faut bien le comprendre. Il est entouré par des gens, qui pillent. Il incarne, aujourd’hui, un système, qui ressemble un peu à un système mafieux. Les institutions officielles n’ont aucune responsabilité et leurs membres baignent, tout simplement, dans la corruption. Prenez le budget de l’assemblée nationale durant ces trois dernières années, celui de la présidence de la république ou ceux du reste des institutions. Regardez, dans quel ordre ils sont en train de monter par rapport à leur apport. On ne ressent pas leur existence. Or, les budgets ne font qu’augmenter. Que font-ils de cet argent ?
Dans les études de la banque mondiale, il est dit que 67% des investissements financés dans le budget de l’État n’ont pas fait d’étude préalable. Cela veut dire que l’argent public est mis dans des investissements incertains. Mais pourquoi le font-ils de cette façon ? Mieux encore, il est dit, toujours dans les études de la banque mondiale, que 87% des marchés publics se font de gré à gré, en violation de la loi. Lorsque l’on dit que la présidence de la république a une centrale d’achat pour les véhicules ? Est-ce son rôle ? Où voulez-vous qu’on cherche les preuves ? Lorsqu’on donne les infrastructures du pays aux compagnies étrangères, c’est le cas des lampadaires entre 2012 et 2015. On a vu aussi lors de l’arrivée des nouveaux ministres pendant qu’ils parlaient de manque d’argent pour faire face à l’augmentation de salaire des enseignants et à la réduction du prix du carburant, alors que le cours du baril était à la baisse, ils se sont permis d’acheter des véhicules neufs, dont un seul, pratiquement, permettrait la construction d’une dizaine de services sociaux de base. Où voulez-vous qu’on prenne des preuves ? Nous disons donc que si ça continue, nous allons faire en sorte que ce soient eux de sortir les preuves de leur malversation financière ?
Guinéenews© : Est-ce ce qui explique votre invite à un remaniement imminent du gouvernement ?
Abdourahmane Sanoh : Dans ce genre de situation, la première chose pour des gens qui ont le sens de la responsabilité, qui ont conscience des enjeux de la gouvernance publique, surtout celle en rapport avec la satisfaction de la demande sociale en termes d’amélioration de la qualité des services publics, c’est de réduire le train de vie de l’État. Essayez de vous embarquer dans un vol à Conakry pour Paris. Vous verrez que s’il y a des fonctionnaires parmi les passagers, la majeure partie sont en business class. Ça fait combien de fois le prix d’un billet normal ? Alors qu’on voit dans certains pays comme la Tanzanie, des chefs d’État qui sont en « classe économique », comme n’importe quel citoyen pour voyager. Quand on a du respect pour les biens publics, c’est comme ça qu’on doit se comporter. La pédagogie par l’exemple, à cet égard, nous semble la meilleure.
Mais aujourd’hui, certains ministres ont des comptes de millions de dollars à l’étranger. On connaît comment les entreprises publiques sont en train d’être gérées aujourd’hui ou le pillage qu’ils organisent ? Les médias le dénoncent à longueur de journée. Mais tout cela est entretenu à cause de l’impunité.
Guinéenews© : Voulez-vous dire que s’il y a une mobilisation citoyenne autour des vraies questions de l’heure, les débats de caniveaux sur l’ethnie, la communauté, vont cesser chez nous ?
Abdourahmane Sanoh : Il n’y a pas de « si ». Aujourd’hui, c’est une réalité. Nous sommes en train de construire la mobilisation citoyenne. On est actif et opérationnel. On nous distrait par le fait ethnique, la banalisation de l’enrichissement illicite. Il faut inverser cette tendance à travers une mobilisation citoyenne. On nous distrait par le fait ethnique mais nous, on s’en fout. Parce que la souffrance ne choisit pas l’ethnie. Aujourd’hui, la classe politique est bloquée. Elle est dans un piège parce qu’elle a cultivé la logique de la confrontation sur une base d’instrumentalisation ethnique, alors que c’est faux. Ils sont ensemble à l’Assemblée nationale, à la CENI. Quand il s’agit de partager les privilèges, vous entendez rarement des cris. Ceux qui sont en train de piller dans le gouvernement, ou ceux qui parlent d’ethnie, les conséquences de leur acte épargnent-ils un citoyen dans notre pays ? Regardez les opérateurs économiques de Madina ou les industriels locaux qui ont investi chez nous, ils sont aujourd’hui dans une situation invivable. Tout le monde dit que ça ne va pas. Pendant ce temps, les étrangers bénéficient des marchés gré à gré, ils reçoivent des financements dans des comptes à l’extérieur. Ils pillent notre argent. A Boké, dans les cinq à dix années à venir, les populations vont développer des maladies respiratoires, alors que les richesses sont en train de partir. On parle d’une croissance exportée en créant de la richesse ailleurs, pas chez nous. Quand les investisseurs arrivent, ils commencent par la présidence de la république. C’est une sorte d’intimidation des ministres. Finalement, ils font ce qu’ils veulent chez nous.
Guinéenews© : En pareilles circonstances, quelle aurait été la procédure normale ?
Abdourahmane Sanoh : Il y a l’APIP. Nous avons des institutions qui doivent normalement travailler. La présidence de la République n’a rien à voir avec ces investisseurs. Mais ils prennent une ascendance sur les autorités compétentes, sur les services technique. On ne peut plus rien. Ils disposent de notre économie comme ils veulent. Nous devons arrêter tout cela parce que ça devient trop.
Guinéenews© : Mais le président dit souvent qu’il est obligé de les recevoir pour éviter de se faire rançonner par les cadres ?
Abdourahmane Sanoh : mais où se trouve la justice ? Que fait-on pour lutter contre l’impunité ? Pourquoi ne pas créer une brigade de répression de la corruption ? Pourquoi ne pas mettre des institutions qui fonctionnent ? Le président est un seul être humain. Seul, dans son bureau, il ne peut pas contrôler toute la Guinée dans le détail. Des institutions existent pour cela. L’État existe… Les services compétents existent par profil, par secteur, pour satisfaire la demande sociale. Ce n’est pas au chef, qui est au plus haut, de gérer les détails.
Guinéenews© : Le système mafieux dont vous parlez est-il pire sous le régime Conté ou c’est moins ?
Abdourahmane Sanoh : Mais il s’est numérisé. Maintenant, c’est tout le monde. Avec des jeunes cadres, qui sont d’une expertise extraordinaire et qui sont d’un cynisme inégalé avec des étrangers. C’est pourquoi, je dis aujourd’hui que nous devons nous lever, nous devons sortir de ce piège. On nous instrumentalise sur l’ethnie. Sortons de ce piège, de ce faux- débat. Lors des élections, ils redistribuent l’argent qu’ils nous ont volés pour acheter notre conscience. Ils volent nos voix, ils volent notre droit à la parole, ils volent nos ressources financières, ils volent le patrimoine immobilier de notre pays, ils volent notre ressource naturelle mais il faut preuve de dignité pour dire non.
Propos receuillis par Abdoulaye Bah